Demain, des mers sans enfants ?

le 01/02/2013 publié dans le N°246 de Subaqua
N246_Des-mers-sans-enfants
Vincent Maran
par Vincent Maran

DORIS m’a dit qu’elle sentait autour d’elle parfois comme un grand vide envahir des espaces pourtant propices à la vie la plus abondante. En mer, il nous est souvent permis d’observer de près infiniment plus d’organismes que dans le milieu terrestre. Mais il faut savoir que c’est souvent bien peu au regard de ce que nos côtes et les océans pouvaient autrefois receler de richesses en vie marine. Les mers perdent leurs enfants…

Des constats

Non loin de Boulogne-sur-Mer, à Ambleteuse, j’ai eu l’occasion de séjourner à plusieurs reprises dans un petit laboratoire de biologie marine. Une salle avait double vocation : bibliothèque et lieu de stockage des collections. D’un côté de la pièce : des alignements de flacons contenant dans le formol des organismes décolorés munis d’étiquettes recouvertes d’une écriture délicieusement surannée.

De l’autre côté, j’avais plaisir à découvrir, dans des meubles en chêne, les titres des ouvrages inscrits sur leur dos en cuir ou en toile. Ces livres étaient pour un bon nombre d’entre eux âgés de près d’une centaine d’années. Beaucoup de ces vénérables ouvrages avaient un contenu très naturaliste, datant de l’époque où les termes de zoologie et de botanique étaient encore très modernes et où on ne parlait pas encore de biodiversité sans la connaître.

Pour un naturaliste dans l’âme, il y a dans ces livres quantité d’informations remarquablement bien rédigées au sujet de la biologie des organismes marins. Les scientifiques de l’époque étaient nombreux à pouvoir prendre le temps qu’il fallait pour inventorier, décrire et observer les êtres vivants.

Ces ouvrages, quand on peut les avoir entre les mains, constituent souvent une mine d’or, encore aujourd’hui, pour toute personne qui s’intéresse au monde vivant.

Je garde très vif le souvenir de l’un d’entre eux, décrivant la vie marine le long des rivages de la côte d’Opale, entre Dunkerque et Boulogne-sur-Mer. J’y ai lu une description des espèces qui étaient observées au tout début du XXe siècle, depuis les falaises du cap Gris Nez. Ce cap, formé de roches grises, est assez proche d’un autre cap, le Blanc Nez, pointement crayeux du littoral vers la Grande-Bretagne.

L’auteur y mentionne, entre autres, les groupes de phoques qui se prélassent au pied des falaises et, au loin, les passages des bancs de dauphins ainsi que celui d’autres cétacés… Aujourd’hui, on attendrait longtemps et en vain le passage des cétacés et des bancs de dauphins et les rares phoques gris qui peuvent être observés, après une très longue absence, sont le plus souvent les descendants d’individus britanniques.

En effet, la totalité des individus locaux n’a pas survécu à une chasse effrénée à l’époque où elle était autorisée, et même encore après…

Il y a quelques années, à Ouessant, à la fin d’un stage de plongée bio extrêmement intéressant, une navette conduit les plongeurs depuis l’Auberge de jeunesse où ils ont logé jusqu’au lieu d’embarquement. Une discussion s’engage avec le chauffeur, un Ouessantais depuis toujours, à propos de la vie marine. Il nous questionne au sujet de nos observations. En fin de conversation, face au quai, il nous dit avec des regrets dans la voix : ”Ah si vous aviez connu Ouessant autrefois : il y avait quantité de homards, même jusque dans le port !”.

Les constats sont du même ordre en Méditerranée. Avec grand plaisir, il nous arrive parfois de plonger à Port-Cros, nous plongeons aussi avec plaisir autour des îles Mèdes, en Espagne… Autour de nous, une magnifique diversité et quantité de poissons, et il en est de même pour les autres animaux marins : nous sommes sous le charme. Ça, c’est de la plongée plaisir ! Et pas seulement pour les bios… Où sont les parois de l’aquarium dans lequel nous nageons aux côtés des poissons ? Nulle part, ils peuvent partir d’ici s’ils le veulent… Qui a introduit ces poissons comme on introduit des poissons dans bon nombre de rivières ou d’étangs ? Personne, Mère Nature a suffi.

N246_Des-mers-sans-enfants_1

Revenons aux livres anciens, mais cette fois-ci au sujet de la Méditerranée. Jean-Albert Foëx, qui avait fondé il y a bien longtemps une revue au si joli nom, L’exploration sous-marine, était également l’auteur d’ouvrages qui traitaient notamment de ce qu’à l’époque tout le monde nommait ”chasse sous-marine”.

  • Dans l’un d’eux ”Rendez-vous sous la mer” datant de 1954, on peut lire ces lignes qui témoignent du vécu de l’époque : ”Les profondeurs moyennes qu’explore le chasseur varient entre quatre et sept mètres.” et, plus loin : ”Entre dix heures du matin et trois heures de l’après-midi, douze mérous seront inscrits au tableau de chasse”.

  • Ces deux phrases, rapprochées de ce que nous pouvons connaître aujourd’hui, montrent plus qu’un télescopage… Il y a eu une véritable fracture écologique. La Méditerranée dans laquelle nous plongeons n’est plus la Méditerranée des origines. Quels autres animaux ont disparu de nos paysages marins ? Bon nombre de mammifères marins évidemment, et au premier rang desquels les phoques moines.

Les cétacés et les tortues marines sont bien moins nombreux qu’auparavant, et ne se rencontrent qu’au large et de manière très épisodique. Les anges de mer ont déserté la baie des Anges, ne lui laissant que leur nom, et la plupart des espèces de raies ont leurs populations en situation critique. Il en est de même pour leurs illustres et proches parents : les requins.

Peut-on imaginer qu’au large de nos côtes des requins ont pu vivre presque aussi nombreux que dans les quelques régions tropicales où il nous est fort coûteux d’aller à leur rencontre ?

Les grands crustacés font partie du passé également : langoustes ou homards ne se voient plus qu’avec des dimensions bien modestes par rapport à ce qui pouvait être observé autrefois. L’IFREMER déclare qu’il y a ”grave surexploitation de la langouste”.

Qui peut encore observer des individus de plus de 8 kg, âgés de plus de 100 ans ? C’est entre les années  1950 et  1970 que les effectifs des espèces pêchées ont connu leurs plus fortes diminutions. Dans certains secteurs de nos côtes, l’indice d’abondance des poissons a été divisé par 6 !

Il n’est qu’à lire l’ancien mais toujours d’actualité livre d’Anita Conti ”Racleurs d’océans”. Femme pionnière de l’océanographie embarquée à bord de chalutiers dans les années 1950, elle a dénoncé, dans ce livre remarquablement bien écrit, les excès d’une pêche qui considérait l’océan comme inépuisable ainsi que le gâchis des prises accessoires.

Les richesses de la mer ont pu sembler infinies. Face à elles, dans ce vaste espace de liberté, insuffisamment géré, surveillé ou considéré, l’Homme a trop souvent le comportement d’un individu peu scrupuleux qui, devant un riche trésor archéologique, y puiserait pour son propre compte plutôt que de considérer qu’il s’agit d’un irremplaçable patrimoine de l’humanité.

Des espoirs

Parce que nous avons découvert la plongée dans des mers qui avaient déjà connu l’essentiel de leur dépeuplement, nous avons cru que leur état actuel était celui de toujours… Grave erreur, nous avons connu un ”équilibre apparent”, mais perturbé, sans pouvoir imaginer le plus souvent qu’il y avait autrefois bien plus qu’un paysage sous-marin vaguement habité.

Le gamin de Paris qui n’aurait jamais quitté la capitale peut-il imaginer que l’on peut observer à quelques dizaines de kilomètres du périphérique d’autres oiseaux que moineaux et pigeons ?

Ceux qui ont pu vivre, années après années, le lent retour des mérous sur nos sites de plongée apprécient plus que les autres les rencontres avec ces géants débonnaires. Que l’on ne nous dise pas que ces mérous vont faire disparaître poulpes ou langoustes ! N’importe quel étudiant en biologie des populations vous dira qu’un prédateur vit en équilibre avec ses proies, car il dépend de leur présence. Un peu moins de poulpes (et encore…) contre le retour du mérou, ça vaut quand même le coup !

N246_Des-mers-sans-enfants_2

Plonger dans des réserves ou à l’étranger, dans quelques paradis sous-marins préservés, ne peut pas être la seule alternative. Les plongées réalisées le long de nos côtes, hors des trop rares réserves, et qui nous amènent également à débourser des sommes qui ne sont pas négligeables, ne nous permettent pas toujours de pouvoir rencontrer autant de grands animaux que nous pourrions le souhaiter.

  • Il y a parfois de très belles architectures sous-marines désespérément vides de poissons… Un tel constat ne suffit pas, les lignes qui précèdent ici n’ont pas vocation à sombrer dans les regrets et le passéisme. Comme plongeurs et comme citoyens, à chaque fois que l’occasion nous est donnée (et parfois il ne faut pas hésiter à la prendre !) soyons les porte-parole du Monde du silence.

  • Il faut être conscients de l’état des mers aujourd’hui et le faire connaître. Il y a parfois des situations qui, localement, connaissent de très appréciables améliorations. Quel plaisir, en revenant à la côte après une plongée à Berck-sur-Mer, de passer au large d’un banc de sable qui, découvert à marée basse, est colonisé par plus de 40 phoques veaux marins ! Il y a une dizaine d’années, observer furtivement un de ces pinnipèdes était déjà une chance.

Aujourd’hui, non seulement les plongeurs, mais tous les promeneurs sur le rivage, et ils sont souvent nombreux, sont sous le charme né de l’observation de ces beaux animaux sauvages. Cette colonie picarde de veaux marins, la plus importante de France, est née à partir d’individus provenant des côtes d’Angleterre et des Pays-Bas. Vive l’Internationale de la protection des espèces !

Les espèces protégées ou réglementées sur Doris

Sur chaque fiche Doris (plus de 1 800 à ce jour !), dans un paragraphe spécifique, sont signalés les textes de lois – nationales ou internationales – qui réglementent ou protègent les espèces des eaux marines et des eaux douces. Dans la mesure du possible, des précisions sont apportées à leur sujet : on peut ainsi savoir s’il s’agit d’une protection intégrale, ou quelle est la taille minimale de capture… C’est un vaste chantier, car d’une région à l’autre, les mesures de protection ne sont pas toujours les mêmes, et celles-ci peuvent évoluer dans le temps, ce qui nécessite une mise à jour permanente.

L’auteur remercie le club de plongée de Berck-sur-Mer, La palme berckoise, pour son accueil toujours chaleureux, et pour lui permettre régulièrement de bien belles observations, tant en plongée que le long des rivages.

Ceci est un extrait du Dossier paru dans le numéro 246 Abonnez-vous

Commentaires

Aucune commentaire actuellement

Écrire un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *