Le boomerang, le virus et les poissons

le 30/04/2020 publié dans le N°290 de Subaqua
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Vincent Maran
par Vincent Maran

Ce n’est pas la première fois que les événements médicaux, sociétaux et philosophiques se télescopent pour s’imposer dramatiquement à l’Homme. Quel regard, humble mais engagé, peut poser le naturaliste sur de tels événements, et que nous dit la mer à ce sujet ?

Durant l’essentiel de leur histoire, qui s’étend sur près de 200 000 ans, les peuples humains ont vécu de manière très proche de la nature, tant sur terre qu’en lien avec le milieu marin. Ces peuples avaient compris la nécessité de vivre avec leur environnement dans une certaine harmonie et en s’imposant des contraintes de respect pour celui-ci, sous peine de voir leurs ressources vitales diminuer et d’en subir les conséquences, par effet boomerang. Cette compréhension a été largement perdue aujourd’hui, ou volontairement ignorée… Avant de nous intéresser au milieu marin, qui est notre passion commune et qui subit également les conséquences de nos actes, vous êtes dans un premier temps invités, une fois n’est pas coutume, à un élargissement de notre champ de vision naturaliste. Vous savez d’ailleurs que les frontières créées par l’Homme, sont fugaces, (comme bien d’autres de leurs créations). De plus, rien dans notre environnement, a fortiori en mer, ne matérialise réellement de telles frontières.

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Tradition

Le boomerang a été une arme de chasse traditionnelle, originale, mais efficace. Aujourd’hui, d’une part le mot « tradition » a bon dos pour justifier tout et n’importe quoi, et d’autre part, on a pu remarquer à quel point l’imagination de l’homme avait continué sans limites à concevoir des armes de chasse, ou de guerre, ce qui n’est souvent pas si éloigné que ça. Il suffit de se référer (ou de se souvenir…) des snipers du siège de Sarajevo, durant les années 1990, passant des cibles animales aux cibles humaines. Il en est de même aussi pour les pièges : les combattants du Vietnam les redoutaient, et les pauvres passereaux français ont encore aujourd’hui à redouter eux-mêmes les affres d’une longue agonie. En effet, c’est ce qui leur arrive encore sur notre territoire lorsqu’ils sont pris par la glu disposée sur les branches des arbustes par ceux qui revendiquent le droit de continuer une pratique qu’ils prétendent « traditionnelle ». À cause de ces pratiques de chasse non sélectives (des espèces protégées sont également piégées), la Commission européenne a ouvert contre la France une procédure d’infraction pour non-respect des directives « Oiseaux ». Il n’est pas très réjouissant de savoir qu’une partie de nos impôts sert à payer les amendes que la France reçoit lorsqu’elle est condamnée à cause des actes de ceux qui, armes à la main, se disent « les meilleurs protecteurs de la nature ». Ces chasseurs bénéficient d’ailleurs souvent de la bienveillance de nos politiques qui, au niveau national, sont censés rédiger des textes de loi pour le bénéfice de tous. Que signifie l’expression « pratique traditionnelle » quand on prend sa voiture pour faire 200 km afin de se rendre sur le lieu de ses forfaits, que l’on sort de son coffre une arme (ou tout autre accessoire destiné à tuer) qui bénéficie des dernières avancées technologiques, et que l’on sait qu’il y a chez soi un congélateur pour conserver les excès de ce que certains appellent, par volonté d’éviter les mots les plus précis, « prélèvements » ? Ceci concerne autant les milieux terrestres que les milieux aquatiques. Si on peut justifier quelques actes, bien d’autres ne peuvent pas l’être. Aujourd’hui, comme un boomerang revient à son lanceur, un de nos forfaits vis-à-vis du monde vivant (voir les hypothèses sur l’origine du COVID 19) nous est revenu dans la tronche, enrichi d’un sale virus. Certains pays sont infiniment plus doués pour fabriquer et vendre des armes que pour s’équiper eux-mêmes de moyens de protection dans le domaine de la santé(1)

Coopération

En 1961 (un excellent cru…) paraissait une publication scientifique dans le « Bulletin of marine Science of the Gulf and Caribbean » rédigée par trois auteurs : C. Limbaugh, H. Pederson et F. A. Chace Jr. Si vous êtes un plongeur curieux de nature et que vous avez déjà eu l’occasion d’observer la vie marine dans les Antilles, un de ces noms au moins ne vous est pas inconnu.

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En effet, une jolie crevette des Caraïbes a été nommée « crevette nettoyeuse de Pederson » (Ancylomenes pedersoni)(2). C’est justement de nettoyage que traite l’article puisque son titre est « Shrimps that clean fishes » : les crevettes qui nettoient les poissons. Cette publication relate les résultats d’une expérience scientifique assez radicale. En effet, pour les besoins d’une expérimentation, l’un des auteurs de l’article a supprimé toutes les crevettes nettoyeuses ainsi que tous les poissons nettoyeurs vivant dans deux petits récifs coralliens isolés des Bahamas. Auparavant, une estimation du nombre des poissons et de leur état de santé avait été réalisée pour chacun de ces deux récifs. Quelques semaines après avoir éliminé tous les nettoyeurs de ces deux petits biotopes, les scientifiques sont revenus les étudier. Les résultats ont été spectaculaires : en plus d’une chute de leur population, parmi les poissons qui subsistaient, un nombre significatif d’entre eux avaient des nageoires endommagées et présentaient des plaies avec ulcérations, ce qui n’était pas le cas auparavant. Les nettoyeurs, crevettes et petits poissons, ne sont pas là pour faire de la cosmétique : leur action dans le déparasitage et leurs travaux d’hygiène sont extrêmement bénéfiques pour leurs hôtes. On parle d’ailleurs de « rôle vétérinaire » des organismes nettoyeurs. Conclusion : la vie et la santé des uns dépendent de la présence et de l’action des autres, aussi petits soient-ils. Les travaux de Charles Darwin ont souvent été mal interprétés, jusqu’à la justification de la suprématie de certains individus sur d’autres (cf. l’eugénisme…). Non, le seul chemin de l’évolution n’est pas de favoriser les plus grands, les plus forts, ceux qui sont capables de trucider les autres. Les êtres vivants capables de transmettre leurs gènes d’une génération à l’autre sont avant tout ceux capables de vivre ensemble, et même de s’entraider. La symbiose, l’art de vivre ensemble avec bénéfices réciproques, est illustrée par un nombre considérable d’exemples dans le monde vivant, notamment marin, à commencer par la Grande Barrière de corail qui a la réputation d’être la plus grande construction du monde vivant visible de l’espace. En effet, c’est l’association entre des algues microscopiques et des polypes qui a permis la formation des récifs coralliens qui sont tant appréciés des plongeurs.

Perturbations

On ne peut pas considérer l’émergence d’une épidémie suite à la perturbation des milieux naturels comme une surprise… Parmi les exemples significatifs, la fièvre hémorragique Ebola qui a déjà provoqué la mort des personnes atteintes dans 90 % des cas en Afrique. Découverte à la fin des années soixante-dix au Zaïre, on sait que le virus responsable de cette maladie létale a été très probablement transmis à l’homme via la consommation de « viande de brousse » (singes ou chauves-souris). Autre exemple : la déforestation actuelle en Guyane française a pour conséquence la pullulation dans les milieux aquatiques des vecteurs (bactéries) d’une redoutable maladie infectieuse : l’ulcère de Buruli. Et en mer ? Les activités humaines engendrent des rejets dans les fleuves, puis dans les mers, d’un certain nombre de polluants dont les nitrates et les phosphates qui ont pour conséquence la pullulation d’algues macroscopiques et microscopiques, dont quelques-unes peuvent être particulièrement toxiques, même par simple contact (lire à ce sujet l’article de J. Dumas pages 73 et 74). On se souviendra également que les pullulations d’algues sur certaines côtes en Bretagne ou le long des rivages de Méditerranée (algues filamenteuses) peuvent également être mises en relation avec les activités humaines. C’est quand même terrible cette manie que l’on a de mettre la poussière sous le tapis, de se débarrasser de ses saloperies en balançant le paquet hors de chez soi. Vue de l’espace, la Terre est toute petite, notre « chez soi », c’est donc toute la planète ! Dans un tout autre registre, un article de la revue scientifique de premier plan « The Lancet » de mars 2020 souligne l’extrême danger résultant d’une pratique terriblement imbécile encouragée par les réseaux sociaux : le mukbang où des individus se filment en train de consommer des animaux sauvages, parfois encore vivants (poulpes…) malgré le risque de se faire contaminer par des agents pathogènes : bactéries, virus, etc. Un sujet d’une cruelle actualité…

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La chair de la rhytine de Steller (Hydrodamalis gigas), une espèce de dugong géant, était réputée d’excellente qualité. Toutefois, si manger de le viande de dugong vous tente (ce que je n’espère pas….), vous n’aurez jamais la possibilité de goûter de la rhytine : sa chasse effrénée a fait disparaître l’espèce, moins de 30 ans après sa découverte en 1741. Qu’un pêcheur me dise que la chair de tel ou tel poisson est délicieuse et qu’il faut être stupide pour ne pas goûter à ce plaisir, je le placerais face à notre responsabilité collective si, comme c’est de plus en plus souvent le cas, l’espèce appartient à une population en situation de grande vulnérabilité. Notre devoir est plutôt de porter un message inverse. Enfant, j’ai joué à construire des grands châteaux de cartes, en additionnant de nombreux étages. Je m’amusais ensuite à retirer des cartes, une à une, choisies dans les étages inférieurs. Jusqu’à un certain point, un château de cartes peut résister avec des cartes manquantes. Mais à un moment donné tout s’écroule. C’est une image de l’état de certains écosystèmes que l’Homme perturbe. Les excès des pêcheries de morues et leurs conséquences sur les côtes de Terre-Neuve….

Ceci est un extrait du Dossier paru dans le numéro 290 Abonnez-vous

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