L’ISÈRE, LE TRANSPORT DE LA LIBERTÉ

le 01/03/2018 publié dans le N°277 de Subaqua
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Jean-Louis Maurette
par Jean-Louis Maurette

La position de l’épave de l’Isère, 47° 43, 464 N et 3° 21, 199 0 (WGS 84), devant Lorient, est la marque finale d’une carrière longue et bien remplie. Avant d’être coulé par les Allemands lors de la Seconde Guerre mondiale, ce transport à hélice né en 1866 est entré dans l’Histoire grâce à une mission mémorable : l’acheminement de la statue de la Liberté depuis la France vers les États-Unis d’Amérique. Un reportage de Jean-Louis Maurette.

UN PEU D’HISTOIRE

En 1863, la propulsion par vis ou hélice n’en est qu’à ses débuts. Certes, le principe de la vis d’Archimède est connu depuis l’Antiquité mais ce n’est qu’en 1832 que Frédéric Sauvage, mécanicien au Havre, dépose un brevet d’hélice pleine. Hélas, ainsi que beaucoup d’autres inventeurs français, Sauvage n’a pu réussir à faire adopter sa découverte dans son pays et, comme l’écrivait un journaliste de l’époque, « il fut abreuvé des dégoûts les plus amers » au point de perdre la raison et d’être interné. En réalité, le mécanicien normand avait repris et amélioré des travaux réalisés, en 1699, par Duquet et, en 1743, par Dubost, consistant à appliquer la vis comme moyen de propulsion. Plus tard, c’est encore un Français, le mathématicien Paucton, qui imagine de propulser les vaisseaux au moyen du ptérophore (révolution du filet d’une vis autour d’un cylindre). À l’époque malheureusement, il n’existe aucun moyen pour faire tourner ce système de propulsion. Enfin, en 1823, le capitaine du Génie, Delisle, à l’issue de savants calculs, propose au ministre de la Marine d’appliquer l’hélice aux navires. Proposition qui restera… sans suite. L’invention reviendra donc d’Angleterre où des essais concluants sont effectués entre 1840 et 1843. C’est la goélette Napoléon qui sera le premier bâtiment français doté de l’hélice. D’autres tentatives sont effectuées sur de nombreux autres bateaux puis, vers 1850, la Marine adopte définitivement ce nouveau mode de propulsion allié, néanmoins, à la voile.

UN BATEAU DE TRANSPORT À HÉLICE

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Le 1er juillet 1863 sur une cale de Lorient démarre la construction d’un bateau dit transport à hélice, dénommé Isère, et dont les plans s’inspirent d’un bâtiment acheté précédemment à la Grande-Bretagne : la Moselle. Trois autres bateaux ont porté précédemment ce curieux nom d’Isère rappelant plus les alpages que les embruns de l’océan : une gabare de 1817 à 1823 ; une corvette de charge de 1832 à 1849 et un premier transport à hélice de 1854 à 1860. Un cargo homonyme fut enfin construit en 1914 et torpillé en 1917. L’Isère fait figure de précurseur d’autant qu’il est doté d’une coque en fer encore peu commune au milieu du XIXe siècle. D’une longueur de 62,2 mètres pour une largeur de 9,4 mètres au fort hors bordage – 9,32 mètres au maître-couple hors bordage à la flottaison en charge – et un tirant d’eau maximum de 5,84 mètres, le navire armé déplace 1 976 tonneaux. Un gréement du type trois-mâts barque portant 845 mètres carrés de toile permet d’offrir les avantages liés à cette formule : les voiles carrées assurent la marche aux allures portantes et une bonne stabilité de route alors que les voiles auriques apportent les capacités à remonter au vent. Il vient appuyer le mode de propulsion principal dévolu à une machine à vapeur – dont les puissances, à l’époque, sont plutôt modestes – loin d’être ridicule avec ses 580 chevaux. Une chaudière à charbon anime une machine à trois cylindres fabriquée à Indret, ville célèbre pour sa fonderie créée en 1777 sur ordre d’Antoine de Sartine, ministre de la Marine de Louis XVI. Cette mécanique, issue de l’esprit fertile du remarquable et visionnaire ingénieur du Génie maritime Henry Dupuy de Lôme, comporte deux cylindres basse pression associés à un autre haute pression et se montre aussi fiable que performante. La petite vitesse de rotation de l’appareil moteur impose une hélice quadripale de 3,7 mètres de diamètre après que des tests peu concluants aient été réalisés avec une hélice du type Mangin. Ainsi doté, le navire atteint 10,37 nœuds lors des essais, la vitesse de croisière s’établissant à 8,19 nœuds, une très belle prouesse en ce milieu du XIXe siècle et le reflet d’un dessin de carène particulièrement réussi, compte tenu d’un déplacement important associé à un tirant d’eau non négligeable.

Dans les soutes, prennent place 400 tonnes de charbon destinées à nourrir la chaudière qui consomme 850 kilogrammes du combustible à l’heure. Dans un premier temps, deux canons de 30 constituent l’armement à disposition des 5 officiers et des 64 hommes d’équipage, pièces d’artillerie par ailleurs complètement obsolètes car d’une conception datant du siècle précédent et n’ayant aucune valeur militaire. Cinq petites embarcations de servitude sont embarquées : une chaloupe, sur laquelle trône un petit canot derrière le mât de misaine, suivie de deux baleinières sur bossoirs à bâbord et tribord au niveau de la cheminée et de la yole du pacha, à la poupe, sur deux bossoirs.

Le bateau est mis à l’eau le 25 avril 1866. Après des essais assez longs, il est enfin armé le 20 juin 1868. L’Isère commence alors une des plus longues carrières qu’ait connue un bâtiment de la Marine nationale, même s’il finira à l’état de ponton.

L’EUROPE AVANT L’ASIE…

Pendant plus de quinze années, l’Isère assure des missions de transport de divers matériels de port en port, en Atlantique, Manche et Méditerranée. En 1859, il participe même à la guerre d’Italie, en Adriatique ! Bien que n’étant pas un bâtiment destiné à participer à des affrontements navals, son armement est amélioré en 1872 et les deux antiques pièces de 30 sont remplacées par deux plus modernes de 140 mm qui céderont également leurs places à deux autres de 120 mm, en 1883. Puis, en 1884, le transport à hélice fait un voyage au Tonkin, future colonie française d’Extrême-Orient où les armées de la troisième République s’opposent, depuis trois ans, à celles de la dynastie chinoise Qing. L’année suivante, l’Isère est chargé d’une mission qui fera sa gloire : il assure le transport de la statue de la Liberté aux États-Unis ! Le sculpteur alsacien Frédéric Auguste Bartholdi a été retenu par le comité de soutien au projet de construction d’une statue à la gloire de l’indépendance américaine. C’est l’écrivain engagé et politicien Édouard René Lefebvre de Laboulaye qui a eu l’idée, après la guerre de Sécession, d’offrir un présent aux États-Unis en gage d’amitié avec le jeune état dévasté par la guerre civile. Alors que des deux côtés de l’Atlantique est lancée une campagne destinée à réunir les fonds nécessaires pour mener ce projet à terme, Bartholdi travaille parallèlement à la réalisation de cette œuvre d’art hors du commun. L’armature de la gigantesque statue en cuivre est confiée aux bons soins d’un ingénieur réputé : Gustave Eiffel. L’assemblage des 80 tonnes de cuivre et des 120 tonnes de fer nécessaires à la réalisation de la gigantesque sculpture aux mains de 5 mètres débute en 1881 et, trois ans plus tard, la statue est terminée. Il ne reste plus alors qu’à la démonter, la mettre en caisses et… la transporter jusqu’à New York ! C’est à l’Isère, sous le commandement du lieutenant de vaisseau Marie-Adolphe Lespinasse de Saune, qu’est dévolu ce rôle. Âgé de 37 ans, cet officier a déjà une bonne expérience derrière lui et semble tout indiqué pour assurer le bon déroulement de cette phase délicate du projet car cette opération, bien qu’habituelle pour un navire de transport, revêt une importance singulière aux yeux de milliers de personnes qui ont soutenu depuis des années ce projet.

PUIS L’AMÉRIQUE

4Amarré à un quai de Cherbourg, l’Isère appareille peu après minuit le lundi 4 mai 1885 et fait route, aidé de sa voilure par une belle mer et des vents portants, vers Le Havre afin d’y rejoindre le pilote pour Rouen où doit se dérouler l’embarquement de la statue en pièces détachées. Après quelques heures passées à patienter au large afin d’attendre le renversement de marée permettant de remonter la Seine, le navire s’amarre vers 17 heures à un quai du port de commerce de « la ville aux cent clochers », chère à Victor Hugo. Le lendemain matin, Frédéric Auguste Bartholdi monte à bord et organise, avec le commandant Lespinasse de Saune, le chargement des 210 caisses acheminées dans 80 wagons depuis les ateliers de la société Gaget-Gauthier, situés au 25 de la rue de Chazelles, dans le 17e arrondissement de Paris.

Ceci est un extrait du Dossier paru dans le numéro 277 Abonnez-vous

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