Shark Alliance : quand la combinaison entre science, ONG et communication convainc les décideurs…

le 02/09/2013 publié dans le N°250 de Subaqua
N250_Shark-Alliance
Nicole Aussedat
par Nicole Aussedat

À l’époque où Shark Alliance a pointé son aileron dans le paysage des ONG européennes, à l’été 2006, les requins étaient le taxon marin le plus menacé et le moins protégé au niveau mondial. Et aussi le plus mal aimé du public, notamment à cause de la réputation désastreuse que le film ”Les Dents de la mer” avait entretenu dans l’imaginaire collectif de toute une génération. Or, selon des estimations de l’UICN, près d’un tiers des espèces de requins et raies (les raies étant des ”requins aplatis”) d’Europe étaient – et sont toujours – menacées d’extinction, et la tendance ne semblait pas possible à inverser… Nicole Aussedat avec Jacques Dumas.

L’Europe à elle seule débarquait plus de 100 000 tonnes de requins et de raies chaque année. Et la pêche des requins, jusqu’alors accessoire, devenait pour certaines espèces de plus en plus ciblée et intensive, principalement en raison du commerce des ailerons et de la disparition à 90 %, pour cause de surpêche, des autres espèces de taille similaire comme le thon ou l’espadon, surpêchés.

En effet, les palangriers des pays du sud de l’Europe, plutôt que de rentrer bredouilles, s’étaient adaptés dans les années quatre-vingt pour remplir leurs cales de ces animaux jusqu’alors méprisés, à la chair facilement corruptible.

L’appât du gain provenait aussi de la haute valeur marchande des ailerons de requin, qui sont consommés en soupe dans les banquets et soupers fins de Chine et d’Asie. Le kilo d’ailerons séchés peut en effet atteindre 500 dollars sur le marché de Hong Kong, alors que la chair de la plupart des requins est peu appréciée et ne vaut souvent que quelques centimes le kilo. Or les requins, prédateurs au sommet de la chaîne trophique, ont une maturité sexuelle tardive et donnent naissance à très peu de petits.

En raison de l’absence de prédateurs naturels, leur stratégie de reproduction ne nécessite pas d’avoir un grand nombre de petits : leurs populations s’effondrent rapidement en cas de pêche intensive car elles n’ont pas le temps de se reconstituer à cause de ces caractéristiques biologiques.

N250_Shark-Alliance_1

  • L’Europe, principal acteur des pêches mondiales de requins

     L’Europe exerce une influence déterminante sur les politiques de pêche dans le monde, de par l’importance et la puissance de sa flotte de pêche qui agit dans tous les océans du globe. C’était donc en Europe qu’il fallait agir de toute urgence sur le sujet des requins.

    Le premier objectif de Shark Alliance a donc été d’obtenir le plan d’action européen pour les requins, demandé par la FAO depuis 1999 à tous les pays du monde. L’Europe ne s’était pas encore dotée de cet outil pourtant obligatoire, elle était dans le peloton des retardataires. Or elle avait besoin de ce cadre réglementaire pour y inscrire ensuite notamment l’interdiction du finning et la protection des espèces les plus menacées.

    En 2006, plusieurs importantes organisations mondiales ayant fait ce constat décidèrent de créer une coalition d’ONG européennes qui agiraient exclusivement en faveur de la conservation des requins : Ocean Conservancy, Oceana, le Pew Environment group (principal bailleur dans les années à venir), le Shark Trust, (très actif en Angleterre) et l’EEA, Association européenne pour les élasmobranches, (dont les congrès annuels rassemblent tous les scientifiques européens pour les requins), se mirent d’accord. Ils constituèrent donc une coalition informelle, baptisée Shark Alliance.

    Se dotant d’une petite cellule active basée à Bruxelles, sa première tâche fut de tout mettre en œuvre pour renverser l’image désastreuse des requins véhiculée par les médias, profondément ancrée dans l’imaginaire, et se matérialisant par pléthores de films ”catastrophe” mettant en scène de monstrueux requins dévorant tout l’alentour.

    Bientôt, l’importance toute relative des attaques mortelles de requins sur les humains fit ressortir le chiffre de… 5 à 10 morts par an ! Selon les chiffres de l’ISAF (International Shark Attack File), une base de données qui recense les attaques de requins dans le monde, on dénombre entre 50 et 80 attaques de requin chaque année dans le monde entre 2001 et 2012, dont moins d’une dizaine mortelles.

    Par comparaison, environ 5 millions de morsures de serpent par an dans le monde, selon l’OMS, causent 125 000 morts. Il y a mille fois plus de noyades que d’attaques de requins… De nos jours, qui dans le grand public considère encore le requin comme une engeance dont il faut débarrasser les océans ? En six années, le requin a gagné la raison, sinon les cœurs d’une grande partie du public. 

  • Une campagne de lobbying auprès des décideurs européens basée sur la science, la communication et les ONG

    Dès ses débuts, la campagne de Shark Alliance s’est fondée sur des études scientifiques incontestables, relayées par des outils de communication de grande qualité produits par l’agence anglaise ComsInc dirigée par Sophie Hulme.

    Sonja Fordham, scientifique américaine de renom spécialisée dans les requins, est devenue la directrice politique de Shark Alliance, secondée puis relayée par la biologiste Sandrine Polti, appuyée par les contributions de Sarah Fowler et du Groupe des spécialistes des requins de l’UICN.

    En France, Bernard Séret, de l’IRD, le spécialiste français des requins, fut le porte-parole de Shark Alliance tout au long de la campagne et multiplia les conférences et les interventions sur le sujet. Dans chaque pays, Shark Alliance a rassemblé les ONG concernées par la cause des requins, scientifiques, environnementalistes, plongeurs, etc. pour arriver en 2012 à un total de 130 ONG européennes.

    Leurs représentants se sont régulièrement réunis à Bruxelles pour s’informer, débattre et décider de la campagne, tout en rencontrant les décideurs basés dans la capitale européenne.

    En France, 13 ONG motivées se sont, l’une après l’autre, engagées dans la réflexion et la détermination de la campagne, dans les rencontres avec les décideurs et dans l’événement annuel coordonné dans toute l’Europe en octobre, ”la Semaine européenne pour les requins”.

    Parmi elles, figuraient des associations dédiées à une espèce ou un écosystème spécifique (Mégaptera, Sos grand blanc, l’Observatoire des requins de Polynésie). Des associations de plongeurs d’autant plus motivées qu’elles étaient les témoins du déclin généralisé des espèces de requins sur leurs sites de plongée (Ffessm et ses 150 00 licenciés qui s’appuyaient sur sa commission environnement et biologie subaquatiques, Longitude 181 Nature, Dionybulles) et des ONG de défense de la biodiversité (Bloom, Noé Conservation, Ligue Roc/Humanité et biodiversité, Tendua, Passion des Requins, Ailerons, Chelonia Polynesia…).

    Une coordinatrice française, Nicole Aussedat, se chargeait d’animer cet ensemble, de les réunir, de les organiser, de les emmener rencontrer les décideurs et de les représenter auprès de l’équipe bruxelloise.

    Le Salon de la plongée devint également un pôle d’attraction pour les conférences sur les requins, avec des conférences conjointes entre Nicole Aussedat (Shark Alliance) et Jacques Dumas (FFESSM), mais aussi une belle exposition réalisée par une jeune fille alors âgée de 13 ans, passionnée des requins, Ondine Elliot.

    Les ONG européennes ont donc été des acteurs clés, la base solide et légitime sans laquelle rien n’aurait été possible. Chaque année, elles se mobilisaient pour animer ”la Semaine européenne pour les requins” dans leur pays, apposaient leur logo sur tous les courriers aux décideurs, et ont répondu à la consultation publique de la commission en 2011 sur le sujet du finning. Elles furent reconnues par les décideurs, en tant que membres de Shark Alliance, comme des interlocuteurs de premier plan durant toute cette campagne de 6 années.

    Les aquariums de leur côté sont devenus des partenaires précieux pour façonner une autre image des requins dans le grand public et attirer l’attention sur les dangers spécifiques menaçant les différentes espèces. Ils ont récolté des milliers de signatures aux lettres et pétitions adressées soit aux ministres des Pêches, soit aux parlementaires européens, soit directement… au gouvernement espagnol, qui était dans le collimateur pour sa contribution d’un tiers au marché de gros des ailerons de Hong Kong !

    En 2009, le ministre des Pêches d’alors, Michel Barnier, a reçu une délégation de Shark Alliance pour recevoir personnellement les 20 000 signatures françaises récoltées lors de la deuxième semaine européenne, sur un total européen de 95 000 signatures. La FFESSM, qui fût l’une des premières ONG à adhérer à la Shark Alliance, utilisa à cette occasion son réseau national des formateurs de biologie pour communiquer auprès de tous les plongeurs et les mobiliser afin de signer massivement la pétition et faire des présentations les plus larges possibles auprès du public de plongeurs et non-plongeurs.

    Les autres grandes ONG ne sont pas rentrées formellement dans la coalition, mais ont indéfectiblement appuyé la campagne pour des démarches ciblées sur les décideurs : Greenpeace-France, le WWF-France et la Fondation Nicolas Hulot ont fait route avec Shark Alliance lors de manifestations organisées en commun, comme ce colloque organisé par Shark Alliance pour les parlementaires français en octobre 2007 lors duquel Hubert Reeves vint lui apporter son soutien et celui de son organisation, la Ligue Roc ; ou par des courriers et des réunions communes avec le représentant permanent de la France à Bruxelles, les membres du Comité national des pêches maritimes, les ministères lors des deux Grenelle, de l’Environnement puis de la Mer. 

Ceci est un extrait du Dossier paru dans le numéro 250 Abonnez-vous

Commentaires

Aucune commentaire actuellement

Écrire un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *