Rien n'a autant de force suggestive que l'archéologie subaquatique. Rien... Un empilement de bols, un alignement d'amphores, quelques restes de bois, des bordés devinés, une pièce de bronze, un bloc de verre, un jas de pierre, des tuiles ou une poignée de clous mangés par la rouille ... Deux ou trois objets et le souffle du plongeur s'accélère, son imagination s'emballe ... Il voit une ancre qui dérape, un navire donner de la bande sous un ciel sans nuage. Le vent souffle, les embruns volent, les étoiles scintillent comme caressées par le mistral redoublant. Des hommes d'un autre temps s'agitent. Ils poussent sur des avirons impuissants, hurlent dans une langue aux sonorités oubliées. Le récif approche, les vagues brisent, le vacarme devient cacophonie. On mouille la dernière ancre, deux clefs serrées sur l'étrave proéminente. Le câblot se tend, les fibres végétales se tordent, souffrent. La vie des marins, maintenant, demeure entre les mains des dieux ou, plus prosaiquement, celles d'une vase sournoise ... Les pattes de l'ancre y ont plongé sans mal, la tenue est mauvaise. Le vieux capitaine, celui en qui les commerçants du Pirée, d'Ostie ou de Césarée ont toute confiance, pose la main sur le câblot, le sent frémir, tressauter. .. Maintenant, le marin sait. Les divinités tutélaires sont sans pitié : son ancre chasse, inutile. Il donne un ordre ultime. Un premier choc, léger, presque insignifiant dans le bruit des brisants. Un deuxième, plus violent, un troisième enfin, terrible, assassin. Le bateau se soulève comme poussé par un poing gigantesque, il grimpe sur la roche acérée, le bois plie, le gréement bat, un mât se brise. Étonnamment, le bateau se retrouve en eaux libres, presque calmes. Des hommes sautent pour rejoindre la grève en brasses maladroites, d'autres pompent et écopent, se battent encore en des efforts inutiles. Le bateau s'enfonce lentement, l'eau affleure son liston. Soudain, il se couche, vaincu par le vent et par le malheur. Un dernier râle et c'est le silence: trois morceaux de bois dédaignés par la mâchoire des vagues flottent encore, à peine éclairés par le soleil du petit matin. Pour le bateau, trente mètres plus bas, un long, un très long sommeil commence…
Deux mille ans plus tard, un couple se serre dans l'étroit poste de pilotage. La vedette blanche assure un parfait quadrillage poussée par un diesel tout juste accéléré. Sans prévenir, face au pilote, l'écran du sondeur révèle un tumulus sur un fond de platitude uniforme. La femme lâche un bobineau dont le fil lesté va, très vite, toucher les profondeurs. Le bateau s'immobilise, le guindeau tourne, le pavillon bleu et blanc se déploie, à peine soulevé par la brise de terre. Sans perdre de temps, à force d'habitude, on grée les scaphandres, se glisse dans des combinaisons. Lune d'elle, une vieille Pie!, constitue à elle seule un musée des antiquités... On l'aura deviné : nous sommes sur le bateau d'Anne et Jean-Pierre Joncheray quelque part entre Menton et Saint-Raphaël…
Ils se glissent dans une eau claire, nous aussi. L’épave est devant eux, virginale, à peine masquée par le sable et la vase. Un poulpe rampe hors d'un col brisé. Premiers clichés. Plus tard, avec leurs collègues, ils vont mesurer, relever, comparer, photographier, quadriller... Ils vont s'inquiéter de l'insignifiant, s'arrêter sur l'ordinaire, se complaire dans la banalité du quotidien de jadis. Ils vont aussi s'émerveiller du beau. Des morceaux de terre cuite, des restes de bois, des indices fragiles. Des trésors sans valeurs. Des trésors inestimables. Ils vont le faire dans les règles de l'art, guidés par la passion autant que par les années d'expérience : c'est le modeste prix à payer pour la résurrection des hommes qui ont conduit les navires, des charpentiers qui les ont construits, des marchands qui les ont financés. De ces indices recoupés vont naître des théories sur le commerce des peuples, leurs manières de vivre et, bien plus importantes encore, celles de penser. Les plongées des archéologues sont aussi longues que passionnantes. En leur compagnie, la nôtre va durer deux cent quarante-quatre pages. Elle va nous faire voyager, les siècles vont défiler et aboutir à aujourd'hui pour, enfin, nous rattacher à la grande aventure des hommes. En refermant le livre, on saura. Un peu. Nos doigts exhaleront l'odeur forte du garum et nous aurons, sur la langue, le goût acre du vin résiné. On rêvera, peut-être, à de belles Crétoises ... La vocation des hors-séries Subaqua, publiés par la Fédération française d'études et de sports sous-marins, consiste à dresser un modeste état des connaissances nécessaires à une pratique intelligente de notre passion. Nous avons entière confiance en Anne, Jean-Pierre et leurs collègues pour nous livrer, à leur tour et dans un domaine qu'ils maîtrisent si bien, un travail qui fera date.
Pierre Martin-Razi
Rédacteur en chef