Dans « The Far side of the world », Patrick O’Brian évoque Roca Partida, un îlot abrupt surgit de nulle part à environ 300 nautiques dans le sud-ouest de Cabo San Lucas, la pointe méridionale de la Basse Californie. Si j’ai bonne mémoire, dans ce roman partie intégrante de la remarquable saga navale des aventures de Jack Aubrey (partiellement mis en images par le cinéaste Peter Weir), l’auteur fait dire à un chasseur de baleine des mers du Sud que l’océan autour de ce caillou est si infesté de requins qu’il est impossible de laisser tremper un bras sans que celui-ci ne soit dévoré instantanément dans un bouillonnement aussi furieux que sanglant…
Nous ne sommes plus en 1805, les moteurs diesels ont remplacé les huniers, les détendeurs deux étages détrôné la cloche de Halley et les requins servent moins l’imaginaire que de base à potage. C’est ainsi : convaincus de notre omnipotence et de notre culpabilité, nos visions d’apocalypse ont changé de registre. Restent heureusement les curieux du monde dont les plongeurs font encore partie… Le semi-rigide en emporte précisément une dizaine vers Roca Partida accompagnée d’un sourire généralisé. Si les bras ne traînent pas dans l’eau, c’est moins par crainte des squales que pour maintenir les appareils photo chahutés par le clapot du large !
Sorte de bonnet d’âne recouvert d’une couche de guano, le rocher évoque irrésistiblement — pour ceux qui connaissent — une sorte d’Impérial du large marseillais. Un impérial bien plus grand que nature et privé de son île de Riou tutélaire ! Posé sur un socle volcanique cent mètres sous la surface, il émerge d’une trentaine de mètres d’une eau bleu sombre. Ambiance. Pas un plongeur ne peut s’empêcher de penser au briefing appuyé de Nelson, un des moniteurs du Nautilus Belle Amie… Je résume le propos en l’amplifiant à peine : des requins partout, de toutes sortes, presque immobiles dans un courant à décorner les bœufs (le prochain arrêt est à Hawaï, 2 500 milles plus à l’ouest…), des dauphins qui vous observent, verticaux, en se laissant gentiment descendre pour vous entraîner vers les abysses… Sans parler des thons, des carangues, du bleu, du large… Ça promet… On y est !
Trois jours et trois nuits plus tôt, une éternité, nous arrivions à Cabo San Lucas, caricature grotesque de ce que le tourisme peut faire d’un port autrefois terrain de jeu des seuls pélicans et des petits pêcheurs. Aujourd’hui, l’endroit a été transformé en un cirque bruyant fait de bars, de pièges à gogos et de racoleurs en tous genres (pêche au gros, sunset trip, sorties snorkeling, que sais-je encore ?), un cirque si dénaturé que les distributeurs de billets y crachent des dollars US, acceptés partout. S’il n’y avait quelques sombreros d’usage, une ou deux moustaches et la guitare de service, on en oublierait presque être au Mexique.
Le départ matinal du bateau impose d’arriver la veille. Ces quelques heures suffisent pour faire le tour d’une ville sans grand intérêt… Un conseil : si vous en avez la possibilité, choisissez d’arriver deux ou trois jours plus tôt pour filer vers La Paz, un peu plus au nord, afin d’y batifoler en compagnie des otaries. D’une morphologie à peu près comparable, elles sont infiniment plus plaisantes à côtoyer que le touriste moyen ! Il vous suffira, d’un coup de taxi, d’être le jour dit à 8 h 30 sur le quai d’embarquement…
Nous ne sommes pas vraiment partis à l’heure indiquée. Le Nautilus Belle Amie inaugurait sa première croisière et quelques derniers points restaient encore à régler (cf. encadré). Nous avons donc tourné le cap en croisant les bateaux de promenades surchargés rentrant à l’heure vespérale. Pourtant, aidés par une mer d’huile et de puissants moteurs, nous avons rejoint San Benedicto, comme prévu, le lendemain matin…
L’île est l’une des quatre qui composent l’archipel de Revillagigedo avec Socorro, Roca Partida déjà évoquée et Isla Clarión, plus éloignée et maintenue en dehors des circuits de plongée traditionnels.
Autant l’écrire tout de suite, les trois îles qui pourraient être habitées ne le sont pas, exceptées par de modestes garnisons dont on se demande bien ce qu’elles gardent… J’ajoute qu’il ne nous a pas été possible de débarquer durant notre croisière, contraints de voir le monde depuis le bord et d’imaginer… Ce qui, on en conviendra, n’est parfois pas plus mal.
Virgule de 5 kilomètres sur moins de trois, San Benedicto s’achève, dans son Sud, par un cône volcanique étonnamment plissé au pied duquel nous sommes mouillés. L’endroit possède un je-ne-sais-quoi qui rend tout petit. Rugueux, minéral, éternel, lumineux, pesant et beau. Des fous cisaillent l’arrière-plan à larges coups de plumes ocre et noires alors que les baleines soufflent à deux ou trois encablures du bateau. Nous sommes seuls et l’eau nous attend…