DES GLOBIS & DES HOMMES

Gérard Soury
Publié le 6 janv. 2020
Année après année, nous approchons un peu plus les mammifères marins et pourtant, leur monde ne nous sera jamais totalement compréhensible. Certes, nous avons bien quelques idées sur leur mode alimentaire, leur reproduction, leurs migrations, il n’en reste pas moins que leur vie sociale reste auréolée de mystères. Plusieurs jours d’observation consécutifs d’un groupe de globicéphales tropicaux ont même apporté plus de questions que de réponses à notre quête. Texte et photos Gérard Soury.

Dernière check-list avant d’embarquer sur le Chaxiraxi II solide bateau aussi réactif que manœuvrant. À la barre Sergio Hanquet, photographe et spécialiste incontournable de la faune sous-marine locale, Franco Banfi, grand voyageur et lui-aussi photographe émérite ainsi que votre serviteur qui effectue là un retour aux sources après de longues années d’absence. Un trio enthousiaste dont la mission – limitée à cinq jours, permis officiel oblige – est de fournir observations, images et publications auprès des autorités scientifiques. Cinq petits jours durant lesquels il nous faudra repérer puis accompagner des groupes de globicéphales tropicaux (Globicephala macrorhynchus) en respectant scrupuleusement les règles d’approche. Jamais, nous ne devrons interférer dans le quotidien de ces grands dauphins noirs extrêmement sociaux, tout en réalisant malgré tout quelques centaines de clichés.

Deux heures de navigation infructueuse sous un soleil de plomb suffisent à nous rappeler que l’Afrique n’est pas si loin. Dieu merci, nous avons embarqué assez d’eau minérale pour faire flotter le bateau. Outre une solide expérience, une bonne paire d’yeux et des appareils photo performants, notre meilleur outil reste encore la patience. Les yeux sont martyrisés par le reflet du soleil sur l’eau, ce qui rend particulièrement pénible l’observation en continu. Finalement ce ne sont pas les globis tant espérés mais des grands dauphins (Tursiops truncatus) qui ouvrent le bal… Sauts à répétition, explosions d’écume nous attirent plus surement qu’un aimant attire le fer et nous fournissent l’occasion de réaliser quelques clichés spectaculaires. Et c’est au détour d’une manœuvre de contournement du groupe de chasse que la voix de Sergio couvre soudain le bruit du moteur « Globiiiiiis ! ».

Globis et Cie

Selon Rabelais, Panurge dit à Pantagruel «Tout vient à point à qui sait attendre» et rien n’est plus vrai aujourd’hui. Plusieurs nageoires dorsales couleur anthracite fendent la surface à intervalles réguliers tout en soutenant le même cap. Nous voilà donc en présence de l’un des groupes sociaux de globicéphales qui effectuent un va et vient constant le long de la côte sud de l’île. Je me souviens d’avoir découvert le phénomène au début des années quatre vingt-dix en compagnie du regretté Jean la Murène et déjà, de l’ami Sergio Hanquet. C’était le tout début de l’observation des globicéphales de Tenerife, et nous plongions en toute liberté, et il faut bien l’avouer, en toute anarchie. D’année en année, le nombre d’embarcations ayant atteint le point de saturation, les autorités ont mis le holà et instauré, outre les interdictions d’approche, un barème de permis de mise à l’eau en le réservant aux spécialistes. C’est ce qui nous vaut le privilège d’être sur zone aujourd’hui pour apporter notre pierre à l’édifice.

Stupeur sous la surface

Sergio coupe le moteur. Nous sommes encore loin des animaux que nous allons tenter d’observer en apnée. Quelques précieuses minutes qui nous permettent de nous poster avec un minimum de bruit sur la trajectoire présumée du groupe. Même après des années de pratique, je ne peux empêcher l’émotion de m’envahir. Outre la tendresse que j’ai toujours éprouvée pour les mammifères marins, j’ai à chaque fois le sentiment de m’être invité dans un univers étranger, régi par des règles auxquelles nous, les humains, devons nous soumettre si nous voulons survivre. Ajoutons qu’ici, il n’est pas question d’utiliser de scaphandre autonome classique, bruyant, invasif et encombrant au point de n’avoir aucune chance d’approcher courtoisement nos hôtes à nageoires.

On a trop tendance à oublier que pour des cétacés qui n’ont aucune raison de gaspiller l’air si précieux, laisser échapper des bulles sans raison alimentaire est souvent un signe d’agacement, voire d’hostilité. Au passage, je regrette que ce soit quelque peu oublié de nos jours et que nombre d’opérateurs auto proclamés « écolos » permettent à leurs clients de se comporter comme des envahisseurs vis-à-vis des animaux. M’est avis que la carte de crédit ne devrait pas tout permettre. Mais bon.

Sous la surface, la visibilité est exemplaire et plusieurs silhouettes sombres se détachent nettement dans le lointain. Heureusement, leur trajectoire demeure constante, ce qui devrait les amener tout près de nous… Une bonne douzaine de globis sondent en même temps à moins de vingt mètres. Je ne peux que m’émerveiller une fois de plus devant l’aisance de ces animaux qui nagent, sondent, réalisent des figures improbables sans jamais avoir l’air de fournir le moindre effort. Jaloux, moi ? Un à un, les grands dauphins couleur nuit passent sous nos palmes. Une étrange forme blanchâtre jouxte un individu de taille moyenne. Je suis le mouvement en m’immergeant de quelques mètres. Je n’en crois pas mes yeux. La femelle traîne un bébé mort en le tenant par la nageoire caudale sur un côté de sa bouche. Soudain, une énorme silhouette vient s’interposer à un mètre à peine de mon masque : un grand mâle m’interdit d’aller plus loin. Je ne ressens aucune hostilité, mais sa seule présence suffit à me convaincre de ne pas insister.

Le mystère s’épaissit

Il faudra attendre la seconde immersion pour que le mâle cesse de jouer les chiens de garde pour protéger les membres de son groupe. C’est alors que je réalise qu’il n’y a pas un seul bébé mort, mais deux. Effectivement deux femelles nagent obstinément avec leur petit sans vie, marquant une pause momentanée pour tracter la dépouille tantôt du côté droit, tantôt du gauche. Dire que cette situation est bouleversante est un pur euphémisme. J’aurais presque envie de leur dire « N’insistez-pas, vous voyez bien qu’il n’y a plus rien à faire… À quoi bon ? ». Ce serait oublier que ces animaux hautement sociaux vivent selon des codes qui nous sont totalement étrangers… et qu’il nous faut l’accepter, au même titre que nous devons admettre d’autres modes de pensée chez nos semblables… Pas facile, mais j’ai entendu dire que certains y parvenaient !Parfois.

n Faire le deuil

Il n’y a pas si longtemps, un certain John Archer avait défini le deuil comme un produit de l’évolution, une conséquence de l’attachement envers ses proches inhérent aux sociétés évoluées. Un déni de la réalité de la mort qui pousse à maintenir un contact physique avec l’être disparu, le temps d’évacuer le traumatisme, un processus de guérison qu’à tort ou à raison nous appelons «faire le deuil». Cet attachement post-mortem a déjà été observé chez certaines espèces de mammifères marins (tursiops, globicéphales, orques, bélougas, cachalots…) au même titre que chez certains mammifères, en particulier les primates. Notons que pratiquement toutes les observations de ce phénomène d’attachement envers un rejeton défunt concernaient les femelles.

Illustration d'un ordinateur de plongée
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Illustration d'un mérou brunIllustration d'un rocher