Dans « Les 21 jours d’un neurasthénique », un personnage d’Octave Mirbeau reprochait avant tout aux Pyrénées d’être… des montagnes ! Certes, d’un point de vue géologique, la chose est difficilement contestable : elles sont pointues, abruptes, infranchissables et barrière, dit-on, de la Vérité. Pourtant, à la réflexion, nous ne pouvons manquer d’ajouter que le narrateur du roman, enfant de son époque, n’était pas plongeur. Les Pyrénées sont en effet des montagnes qui sortent de la mer, à droite comme à gauche, à l’ouest comme à l’est. Et, dans ce dernier cas, tournées vers l’Orient, elles s’achèvent en vignes, en restanques couvertes d’oliviers, en calas cernées de roches torturées et en eau bleue moutonnée de blanc d’une Méditerranée en alternance furieuse ou léthargique. La beauté du paysage coupe littéralement le souffle.
Dès lors, rien d’étonnant qu’un tel décor ait su trouver son chantre surréaliste du côté de la Catalogne espagnole, le coin qui nous intéresse aujourd’hui…
À ce propos, l’occasion est trop belle pour ne pas évoquer une saynète qui m’a été rapportée directement par l’un de ses deux acteurs, ancien vice-président de la commission de chasse sous-marine de notre vénérable institution que l’on le reconnaîtra sans peine*. Elle met en scène le génie fou de Gala et de chocolat et l’on y apprendra que la pratique fédérale fondatrice a été jusqu’à influencer l’art contemporain… On me pardonnera, j’espère, la digression.
Au milieu des années soixante-dix donc, un jour de beau temps, quand la mer est miroir et le ciel si bleu qu’il en devient — peut-être ici plus qu’ailleurs — infini, notre joyeux pêcheur profitait d’une liberté aujourd’hui envolée (la zone est désormais une réserve…), « bathyfolant » au gré des calas, pourchassant le sar et taquinant le denti. Afin d’améliorer le repas vespéral, un poulpe vint même opportunément s’ajouter à la ceinture avant que le nemrod ne retrouve la terre ferme de Port Lligat, minuscule et belle cala nichée derrière le cap Creus… Alors qu’il avait encore de l’eau à mi-cuisse, un type à moustache et canne à pommeau d’argent s’approche de lui, intéressé… Imaginez un peu : un pêcheur en contrebas, palmes sous le bras et masque autour du cou, le produit de sa pêche étalé sur un ponton de bois blanchi par le soleil et la silhouette de noir et de rouge triturant de son stick les tentacules emmêlés…
Je rapporte ici le dialogue qu’il faut entendre avec le célèbre accent syncopé, marque de fabrique du démiurge catalan :
- Mâ, vôtre pooulpe… Là, cé poulpe maagnifique, vous le garrrdez?
- Heu…
- Oune vision… Jé veux lé soublimer! Lé transfigourer!
- C’est que…
- Divin. Lé rendre divin, vous entenndez! Esseptionnel! Magistral! Trannnscendé. Oune œuvrrre qué lé fairrra enntrer toute droite dans l’éterrrnité!
- Ben…
- Qui lé fairra ressplendire dans touté la gloirrrre dé sa mémoirrre!
Devant une telle destinée, la plate perspective d’un poulpe au chorizo, fût-il solidement épicé, ne fait pas le poids. C’est ainsi, croyez-le ou non, que notre céphalopode est devenu le modèle du « Poulpe à la montre molle » de Salvador Dali. Belle histoire n’est-ce pas ? De toute façon, le pays est plein de belles histoires… Tenez, moi-même je pourrais vous raconter…
La petite île de Massa de Oro que les Catalans appellent plus modestement la Ratta, émerge à une encablure du cap Creus. En matière de plongée, c’est le lieu de tous les possibles. Depuis plus de deux décennies, Thierry Trossel, le patron du CIPS, en a fait son site de prédilection même si depuis El Port de la Selva plus au nord, où se trouve son centre, une vingtaine de spots méritent largement que l’on y trempe ses palmes. Il n’empêche… Alors que le Maca III, un ancien catamaran de pêche d’une quinzaine de mètres reconverti en confortable bateau de plongée, oscille gentiment dans la houle résiduelle, je ne peux me retenir de lorgner le cap Creus, ou cap de la Croix et son phare, tache blanche sur la roche noire et dénudée. À l’admiration se mêle le respect. Tous les marins le savent, ce nez de pierre est une frontière comme peuvent l’être, à leur manière, capo de Gata, bien plus au sud, ou encore Sicié entre Marseille et Toulon. Des caps qu’il convient parfois de saluer de très très loin quand on veut les passer noblement, c’est-à-dire à la voile. Tout cela pour dire que les courants autour de Massa de Oro peuvent être forts, les conditions toniques, ce qui empêche parfois l’immersion mais réserve le plus souvent des plongées pleines de vies et, osons le mot : exceptionnelles ! Certains qualifient même cet endroit de plus beau des sites méditerranéens. Sans aller jusque-là (ce ne serait pas juste pour quelques autres et puis, il faut bien se garder un pied de pilote…), admettons que la vérité n’est pas très loin !
Durant notre séjour d’une petite semaine au CIPS nous aurons l’occasion d’y plonger trois fois. Un bonheur de bleus et de rouges et la fantasia des mérous, des bécunes, des corbs, des sars, des barbiers avec une densité tropicale. Nous y avions beaucoup plongé au cours de l’année 1980 et sommes bien obligé de l’admettre : l’effet réserve (créée en 1998) est une évidence… La plongée ici est tout aussi riche que plus loin aux Médas, elle y est aussi beaucoup plus sauvage, naturelle et vraie.
Alors que le monde devient chaque jour un peu plus moche, il est heureux de constater que, parfois, l’inverse se produit. Les constructions s’effacent et la nature reprend des droits qu’elle n’aurait sans doute jamais dû lâcher… Il y avait naguère, sur le promontoire du cap Creus, un village du Club Méditerranée qui, dans sa petite annexe cachée au fond de la cala Culip, a vu passer un nombre considérable de plongeurs. Au plus fort de la saison, une bonne vingtaine de moniteurs, dont nous avons été, le plus souvent revenus des tropiques y redécouvraient les joies et les plaisirs de l’eau fraîche. On raconte même que les lendemains de coup de vent, les fonds de la cala dévoilaient des amphores capables de vous faire croire à la génération spontanée… Mais ce sont-là des histoires (le pays en est plein, nous l’avons vu) que la tramontane raconte dans les roches sculptées et tourmentées… On sait le vent menteur… C’était un autre temps.