Lorsque lâopportunitĂ© de Tenerife sâest prĂ©sentĂ©e Ă moi et que jâai commencĂ© Ă en parler, jâai toujours obtenu la mĂȘme rĂ©ponse : âTu vas aller plonger lĂ -bas ? Il nây a que des hĂŽtels et des stations balnĂ©aires pour retraitĂ©s.â Je ne pouvais ni valider ni rĂ©futer ces affirmations puisque je ne savais rien de âlâĂźle du printemps Ă©ternelâ. Ă vrai dire, il y a encore quelques semaines, je lâaurais probablement mal positionnĂ©e sur la carte. Je partais Ă la dĂ©couverte dâun lieu clivant. Tenerife souffrait-elle du mĂȘme mal que les requins ? Autrement dit, une mauvaise opinion publique simplement due Ă un manque de connaissance ? Il fallait que je dĂ©couvre la vĂ©ritĂ©.
Pourtant, avant de partir, ce nâĂ©tait pas tant la qualitĂ© de ce que jâallais voir qui mâinquiĂ©tait, mais ma capacitĂ© Ă retransmettre. Dâabord par les mots, puisque chacun a sa propre lecture dâun endroit. Allais-je ĂȘtre capable dâĂȘtre assez prĂ©cis pour dĂ©peindre la rĂ©alitĂ© des lieux, tout en Ă©tant assez Ă©vasif pour que chacun puisse sâimaginer les visiter ? Mais plus que tout, ce sont les images que jâallais pouvoir ramener qui focalisaient mon attention. Mon problĂšme est nĂ© il y a 7 millions dâannĂ©es, lorsque des Ă©ruptions sous-marines se sont accumulĂ©es jusquâĂ ce que la roche Ă©merge. Depuis, le manĂšge gĂ©ologique a continuĂ©, dessinant peu Ă peu la silhouette de lâĂźle que nous connaissons aujourdâhui. Ainsi, Tenerife est avant tout minĂ©rale, une caractĂ©ristique qui se sublime en prenant de la distance avec son sujet pour en apprĂ©cier la dĂ©mesure. De mon cĂŽtĂ©, jâai presque toujours pratiquĂ© la photographie macro, cherchant une proximitĂ© avec des sujets animaux dont les caractĂ©ristiques physiques proches des nĂŽtres nous interpellent. Allais-je ĂȘtre capable de transmettre lâĂ©motion des scĂšnes en mettant de la distance avec un sujet inanimĂ© ? Me rappelant au passage quâil y a un an, je nâavais mĂȘme jamais touchĂ© un appareil photoâŠ
PlutĂŽt que de mâinquiĂ©ter, toutes ces interrogations mâont galvanisĂ©, renforçant mon intĂ©rĂȘt pour la destination. Câest avec mille questions en tĂȘte, des dĂ©fis personnels Ă relever et la ferme intention de mettre en lumiĂšre ce quâĂ©tait vraiment Tenerife que je suis parti lâesprit lĂ©ger. JâĂ©tais certain de vivre une aventure unique de laquelle je sortirais grandi.
Tard le soir, aprĂšs avoir encaissĂ© deux retards de vol successifs Ă cause des alĂ©as climatiques, alors que je vĂ©rifie une derniĂšre fois mon matĂ©riel en vue de la plongĂ©e de demain, je remarque que mes deux phares, probablement malmenĂ©s par le transport, ne fonctionnent plus. Faute de budget, je suis dĂ©jĂ contraint de photographier sans flash, me limitant Ă ces phares de plongĂ©e, pas vraiment adaptĂ©s mais qui me seront prĂ©cieux. RĂ©aliser des images sous-marines sans lumiĂšre additionnelle nâest pas aisĂ© lorsque lâon sait Ă quel point la lumiĂšre se diffuse vite dans lâeau. Encore un dĂ©fi supplĂ©mentaire Ă relever !
Pour ce pĂ©riple, jâai eu la chance dâĂȘtre accompagnĂ© par Sergio Hanquet. Auteur de sept livres, ce Belge qui a fait de la mer son refuge et de la photo son Ă©chappatoire, plonge depuis plus de 40 ans Ă Tenerife. Cette personnalitĂ© est Ă dĂ©couvrir dans ce podcast. Sergio est un spĂ©cialiste de la vie marine des Canaries, tant pour les eaux cĂŽtiĂšres que pour le royaume pĂ©lagique, auquel il a notamment dĂ©cidĂ© de dĂ©dier son dernier recueil photographique : âMar Abierto & Ballenas Pilotoâ (mer ouverte et dauphins-pilotes, voir son portfolio dans le numĂ©ro 318). Je ne pouvais pas rĂȘver meilleur guide.
DĂšs la premiĂšre immersion, le t(h)on est donnĂ©. Câest du bord, dans la baie de Radazul, au nord-est de lâĂźle, que tout commence. PremiĂšre impression : lâeau est dâune limpiditĂ© dĂ©concertante. Autour de nous, la baie est prise dâassaut par les locaux venus se prĂ©lasser au soleil ; on croise aussi des baigneurs et autres randonneurs palmĂ©s. Câest un lieu de rencontre qui, Ă premiĂšre vue, nâa rien dâun spot de plongĂ©e et pourtant⊠Dans 15 mĂštres dâeau tout au plus et pendant plus dâune heure, je ne saurai oĂč donner de la tĂȘte. Dâabord, une immense raie papillon (espĂšce assez rare), puis une seiche, un poulpe, un premier banc de poissons, et dâun coup, en levant la tĂȘte : le plus gros banc de barracudas quâil mâait Ă©tĂ© donnĂ© de voir ! Ils sont des centaines Ă tourner autour de moi sans que je ne les effraie le moins du monde.
Fait Ă©tonnant, il y a des individus de tailles bien diffĂ©rentes, alors quâhabituellement les rassemblements se font majoritairement entre individus de mĂȘme dimension. Le sol sableux (grouillant de vie) de la baie est parsemĂ© de roches qui servent dâabris Ă tout un peuple macro ! Je pense Ă toutes ces personnes bronzant tranquillement, qui ne sauront jamais rien de la magie qui se joue quelques mĂštres plus bas. En sâenfonçant plus loin et plus profondĂ©ment dans la baie, on peut visiter lâĂ©pave du remorqueur El Peñon, dont lâexploration se fait gĂ©nĂ©ralement en scooter sous-marin.
Pour la seconde immersion, nous partons une nouvelle fois du bord, Ă proximitĂ© dâun embarcadĂšre. Les alizĂ©s agitent la surface, pourtant sous lâeau, câest le calme plat. AprĂšs quelques minutes passĂ©es sur un banc de sable, nous arrivons sur des parcelles de prairies sous-marines. Ă lâintĂ©rieur, des tortues broutent paisiblement la posidonie.
Pour le deuxiĂšme jour, nous nous rendons dans le sud de lâĂźle, Ă Los Cristianos, station balnĂ©aire nichĂ©e entre deux parcs naturels : la Montaña de Chayofita et la Montaña de Guaza. Depuis cet endroit de lâĂźle, on prend vraiment conscience du caractĂšre minĂ©ral de lâendroit : un dĂ©sert de roches surplombĂ© de falaises basaltiques.
AprĂšs quelques dizaines de minutes de navigation, nous nous mettons Ă lâeau sur le site El Bufadero (le souffleur). Un Ă©boulement rocheux nous mĂšne vers le sable, oĂč se trouvent des centaines dâanguilles jardiniĂšres. Les barracudas sont encore prĂ©sents en grand nombre. Un baliste territorial sâapprochera de moi pour dĂ©fier son reflet dans lâappareil photo, quâil doit prendre pour un concurrent...
En fin de plongĂ©e, Sergio me demande de le suivre. Il mâemmĂšne trĂšs prĂšs de la cĂŽte, dans une sorte de petite grotte semi-immergĂ©e. La houle vient frapper les parois de la grotte, et lâaugmentation de la pression de lâeau se fait ressentir physiquement. Câest comme si lâon recevait des milliers de watts de son en festival techno, le corps en tremble de lâintĂ©rieur et les oreilles bourdonnent. Câest vraiment ce que jâappelle âvivre la plongĂ©eâ ! Jâadore la sensation et comprends mieux lâappellation du site.
Pour la deuxiĂšme immersion, nous explorons une grotte sous-marine appelĂ©e Cueva del Zorro, en hommage au requin-renard qui Ă©tait autrefois rĂ©guliĂšrement aperçu dans la zone. La cavitĂ© est assez grande pour ĂȘtre explorĂ©e par tout un groupe de plongeurs. Elle grouille de vie, notamment de centaines de Priacanthes brillants (Heteropriacanthus fulgens), avec leurs gros yeux globuleux. Plusieurs puits de lumiĂšre crĂ©ent des ambiances lumineuses trĂšs intĂ©ressantes. Les faisceaux des lampes qui sâentrecroisent dans la pĂ©nombre renforcent lâimpression dâexploration intense.
En sortant de la grotte, Sergio nous guide le long dâune immense paroi verticale, faite dâun seul bloc, qui semble interminable. Le dĂ©cor nâest que formations volcaniques. Cette vision me renvoie des milliards dâannĂ©es en arriĂšre, Ă lâĂ©poque oĂč la Terre en fusion nâĂ©tait encore quâun immense amas de roches, sans vie. Le panorama est dĂ©jĂ spectaculaire et se suffit Ă lui-mĂȘme, mais le fait quâil soit agrĂ©mentĂ© par une multitude dâespĂšces animales et vĂ©gĂ©tales lui donne une tout autre dimension. En refroidissant de maniĂšre irrĂ©guliĂšre, le magma a créé de nombreuses anfractuositĂ©s, qui sont aujourdâhui un repaire de choix pour de nombreux organismes (poissons, crustacĂ©s, cĂ©phalopodesâŠ).
Le dernier jour de plongĂ©e, Ă une trentaine de mĂštres de profondeur sur le site de Garachico (lire plus bas), je remarque plusieurs poissons-perroquets (Sparisoma cretense) sâagiter. Je me rapproche pour tenter de comprendre ce qui se passe. Soudain, jâobserve deux poissons se faire face et se mordre. Ils luttent tous deux, tentant de faire cĂ©der lâautre. Cette confrontation les fait remonter de plusieurs mĂštres, jusquâĂ ce que lâun des deux protagonistes sâavoue vaincu. Mais, une fois les poissons de retour au fond, la lutte reprend de plus belle. En me retournant, jâobserve que deux autres paires adoptent un comportement similaire.
Jâai dâabord pensĂ© Ă une parade nuptiale ou Ă un accouplement. Cependant, il nây avait que des mĂąles prĂ©sents. Le dimorphisme sexuel Ă©tant trĂšs marquĂ© chez cette espĂšce (mĂąles gris et femelles rouges) impossible de me tromper. Il sâagissait donc probablement dâun conflit territorial.
Cette scĂšne Ă©phĂ©mĂšre me rappelle Ă quel point le monde marin peut ĂȘtre surprenant et mĂ©connu. En 40 ans de plongĂ©e sur place, Sergio nâavait jamais observĂ© ce comportement. Cela me motive Ă passer encore plus de temps sous lâeau pour tenter de percer les mystĂšres du monde vivant.
Dans le sud de lâĂźle se trouve Ă©galement Las Galletas, un petit village prisĂ© pour son caractĂšre authentique et ses paysages cĂŽtiers pittoresques. Depuis la marina, nous naviguons une vingtaine de minutes jusquâau site El Bajonito. Le site se distingue par une grande formation rocheuse allant de 13 Ă environ 50 mĂštres de profondeur. La biodiversitĂ© y est impressionnante, surtout lorsque le courant est prĂ©sent et ramĂšne la faune pĂ©lagique. On peut ainsi y observer des bancs de barracudas ou de roncadores, des murĂšnes, des raies pastenagues ou aigles, des thons, des nudibranches, ainsi que divers types de crustacĂ©s et dâanĂ©mones.
La seconde plongĂ©e se fait sur lâĂ©pave dâEl Condesito, un cargo qui transportait du ciment. Le naufrage est entourĂ© de rumeurs selon lesquelles lâaccident aurait Ă©tĂ© causĂ© par lâutilisation du pilote automatique la nuit du 24 dĂ©cembre 1971. Selon ces rĂ©cits, lâĂ©quipage aurait fĂȘtĂ© NoĂ«l et laissĂ© le navire naviguer sans surveillance, ce qui lâaurait conduit Ă sâĂ©chouer dans les eaux peu profondes. Ce navire de prĂšs de 50 mĂštres est aujourdâhui un refuge de choix pour la vie marine. Ă lâintĂ©rieur, vous pourrez notamment observer de gros poissons-trompettes !
AprĂšs avoir fait le tour de lâĂ©pave, Sergio nous guide le long dâun canyon de 20 mĂštres de profondeur, flanquĂ© de murs aux formes prismatiques, frĂ©quentĂ© par une abondante vie marine. Une fois encore, je suis tĂ©moin de la dĂ©mesure de ces formations basaltiques⊠Je mâĂ©tais rarement senti aussi petit. Tout autour de nous, des vĂ©gĂ©taux blanchĂątres, arrachĂ©s et charriĂ©s par le courant sont en suspension dans lâeau. Ce spectacle est saisissant : la nature sâĂ©tait dĂ©chaĂźnĂ©e, elle avait jetĂ© un froid sur lâocĂ©an, et maintenant il neigeait sous la surface de la mer.
Nous quittons le sud aride de Tenerife pour dĂ©couvrir Garachico, situĂ© plus au nord. Avant mĂȘme de nous immerger, nous dĂ©couvrons une autre facette de lâĂźle, plus verte, plus humide, et avec un climat plus frais. AprĂšs la bascule arriĂšre, nous plongeons en direction du fond et arrivons dans ce que je peux considĂ©rer comme une cathĂ©drale. Bienvenue Ă El Tubo ! Une grotte dont lâentrĂ©e, large de plusieurs dizaines de mĂštres, est sublimĂ©e par des puits de lumiĂšre traversant lâendroit.
En avançant dans la grotte, nous jouons les spĂ©lĂ©ologues ; la lumiĂšre naturelle disparaĂźt, et seules nos lampes nous permettent de progresser dans cette galerie unique. Sur les parois, jâobserve des centaines de petites crevettes bicolores, vivant probablement depuis des centaines dâannĂ©es dans cette grotte.
En ressortant, nous sommes tĂ©moins de la magie de la nature. Devant nous, des milliers de gros blocs cylindriques, longs de plusieurs dizaines de mĂštres. On pourrait croire quâils ont Ă©tĂ© façonnĂ©s par la main de lâhomme, mais câest bel et bien le magma qui, en refroidissant trĂšs vite, a créé ce dĂ©dale de pierres. Ils sont les totems dâun passĂ© gĂ©ologique tumultueux. Les volcans rugissaient, la lave sâĂ©coulait, et le paysage sous-marin se retrouvait transformĂ© Ă jamais.
Nous partons ensuite Ă la dĂ©couverte de la Cueva de San Marcos, un lieu presque encore inexplorĂ© car il a Ă©tĂ© dĂ©couvert (ou du moins rendu public) trĂšs rĂ©cemment. Les formations rocheuses vallonnĂ©es quadrillent la zone. Parfois, de grands pics remontent prĂšs de la surface et forment des tours de roche. On pourrait croire que ces sentinelles ont Ă©tĂ© placĂ©es lĂ pour protĂ©ger les secrets de lâendroit. Tout comme la raie aigle que je croise furtivement, jâai lâimpression de voler au-dessus dâune mystĂ©rieuse vallĂ©e engloutie. Plus loin, nous tombons enfin sur la fameuse cavitĂ© ayant donnĂ© son nom au site : un immense théùtre, une sorte de dĂŽme de pierre sous-marin dâune trentaine de mĂštres de diamĂštre. Un cĂŽtĂ© est fermĂ©, tandis que lâautre donne directement sur lâocĂ©an. La partie supĂ©rieure, situĂ©e Ă plusieurs dizaines de mĂštres est, elle aussi, arrondie.
Plonger dans un endroit si peu connu, oĂč tout reste Ă dĂ©couvrir, est indescriptible. Qui sait quelles surprises lâocĂ©an nous rĂ©serve encoreâŠ
Ă lâextrĂȘme ouest de Tenerife, vous ne pouvez pas manquer Los Gigantes. Ces falaises imposantes, qui se jettent dans lâocĂ©an, font partie des joyaux naturels de lâĂźle de Tenerife. Ces colosses de pierre culminent jusquâĂ 600 mĂštres au-dessus de la mer.
Sous lâeau comme sur terre, le paysage est volcanique et semble plaire Ă la vie marine qui gravite autour en nombre. Jâavais dĂ©jĂ Ă©tĂ© surpris par la taille des raies pastenagues, que je trouvais Ă©tonnamment grosses, mais Ă Los Gigantes, tout semble gigantesque : jây fais la rencontre de la plus grosse raie pastenague quâil mâait Ă©tĂ© donnĂ© de voir, avec en prime une murĂšne qui viendra se poser sur son dos. Elle servira de mĂštre ruban, me permettant dâestimer la taille de la bĂȘte Ă prĂšs de 2 mĂštres.
AprĂšs cette rencontre, nous poursuivons notre remontĂ©e en suivant la roche. Certaines ouvertures semblent ĂȘtre des fenĂȘtres sur lâocĂ©an. Pour le reste de la plongĂ©e, anfractuositĂ©s, petites grottes et trous dans la roche, Ă©voquant des fenĂȘtres sur lâocĂ©an, raviront la palanquĂ©e.