Le bruit sec des trains d’atterrissage se verrouillant m’arrache brusquement à ma rêverie et je réalise que je suis confortablement installé à bord d’un 737 d’Air Malta, un après-midi de septembre. Il y a bien longtemps que les Messerschmitt BF109 des Jagdgeschwarder de la Luftwaffe et les Spitfire Mk V des Squadron de la Royal Air Force ont heureusement cessé d’animer le ciel maltais de leurs mortelles empoignades, fantastiques et inhumaines chorégraphies guerrières.
À présent, l’azur n’est plus troublé par les rugissements des Daimler Benz et des Rolls Royce Merlin lancés à plein régime et les seules traînées de condensation que l’on aperçoit en levant les yeux appartiennent à de paisibles appareils civils chargés de touristes en quête d’aventures bien plus pacifiques.
Mais sur l’île des chevaliers planent à jamais les âmes de ces lansquenets des temps modernes, les Hans Joachim Marseille, George Beurling et tant d’autres dont les vies prirent fin dans d’éclatants chrysanthèmes de feu et de sang.
Et si mes vêtements collent à la peau en débarquant à l’aérogare il ne s’agit pas d’une réaction due à l’angoisse ou la peur mais tout simplement à cause de la chaleur écrasante qui règne aujourd’hui sur Malte ! Je ne m’en plains pas car si je suis venu c’est aussi pour profiter du soleil. Conditions climatiques agréables, température de l’eau élevée, visibilité souvent extraordinaire, exotisme certain, le cocktail est réuni pour passer un séjour réussi et j’apprécie tout cela.
Mais mon voyage a également un but bien précis, excitant au possible pour tout passionné de plongée sous-marine et amateur d’épaves contemporaines sortant de l’ordinaire : rendre visite au fameux sous-marin britannique HMS Stubborn !
Pour ce faire j’ai contacté, il y a quelques mois, Agnes Upton, la directrice de Maltaqua, qui s’est chargée d’organiser cette sortie hors des sentiers battus. En raison de la profondeur relativement importante du site, la plongée ne fait pas habituellement partie du programme des centres de plongée locaux.
Arrivé à Saint Paul’s bay je dépose immédiatement mes affaires à l’hôtel et me rends sans tarder au Maltaqua où je fais connaissance avec la sympathique équipe de moniteurs. Agnes m’apprend que la première plongée sur le HMS Stubborn aura lieu demain matin si les conditions météo le permettent. Wahoo ! Pas de temps mort, à peine débarqué et bientôt dans le bain.
Tout cela m’enchante et mon enthousiasme est à la puissance dix. Avec Quentin, un moniteur hollandais, nous préparons notre matériel pour cette future plongée.
Ensuite, après une douche régénérante et un dîner dans un excellent restaurant indien situé dans Mosta road, je déambule dans le quartier et prends place à la terrasse d’un café afin d’aider à la digestion en testant une bière locale à la curieuse étiquette jaune frappée d’une croix sur laquelle je lis : CISK, Maltese beer. Pas mauvaise du tout par ailleurs ! La nuit est belle, illuminée par une myriade d’étoiles scintillantes, et j’apprécie pleinement ce moment de détente.
Le lendemain matin, après avoir été dérangé longtemps par un moustique ivre de sang, j’ingurgite un solide breakfast régénérateur. Cette collation est d’autant plus méritée que j’ai finalement eu raison du vampire ailé qui a laissé son empreinte sur le mur de la chambre après une lutte épique.
Puis je rejoins Quentin au Maltaqua center. Nous chargeons le matériel dans une Land Rover et nous rendons au port de Saint Paul’s bay où nous attend Steeve, le pilote maltais d’un semi-rigide.
Il y a bien un léger vent mais la mer est belle et l’astre de lumière réchauffe déjà l’atmosphère. Tout cela laisse augurer une plongée d’enfer. Nous embarquons prestement notre équipement dont j’apprécie la légèreté. En effet, nous utiliserons chacun un bloc de douze litres, capacité un peu limite car l’épave repose par -58 mètres, mais les blocs sont bien gonflés. Il s’agira de surveiller la consommation et de ne point trop ”téter”.
Après une courte balade à plus de vingt nœuds nous arrivons sur le site et l’écho caractéristique d’une épave apparaît rapidement sur l’écran du sondeur. Nous ne mouillons pas. Steeve balance une balise et viendra nous récupérer lors de notre retour en surface. La clarté de l’eau invite à la baignade et nous ne tardons pas à nous harnacher. Deux bascules arrières plus tard je récupère mon appareil photo et la descente commence dans une eau bleue et cristalline.
À -35 mètres je distingue déjà le Stubborn. Fabuleux ! Je suis subjugué par la vision exceptionnelle qu’offre le sous-marin. Je m’attendais à découvrir un sombre léviathan d’acier paraissant toujours tapis dans l’attente d’une proie, inquiétante impression que donnent souvent les submersibles reposant en Atlantique ou en Manche, et je découvre une épave magnifiquement conservée et recouverte de belles concrétions colorées que parsèment de chatoyantes touches d’orange vif et de jaune luminescent.
Par contre, je constate l’absence de poissons, hormis quelques petits spécimens argentés virevoltant à la partie supérieure du kiosque, pièce maîtresse de ce type de bâtiment, et vers lequel nous nous dirigeons d’un commun accord.
Je remarque immédiatement le support en T des deux périscopes, caractéristique unique de certaines classes de sous-marins anglais. En effet, les Britanniques avaient une confiance limitée dans les compas gyroscopiques et donnaient leur préférence au classique compas mécanique placé dans le poste central.
Afin d’éviter toute interférence due à la présence de métaux ferreux aux alentours du dit compas, les périscopes, d’excellentes qualités au demeurant, étaient fabriqués en bronze. Ce métal étant beaucoup moins rigide que l’acier, il était nécessaire de les soutenir en utilisant deux puits apparents reliés entre eux.
Le panneau donnant dans le kiosque est ouvert, de même pour celui du poste central et j’aperçois une échelle qui y descend. Juste au bas de la baignoire, à l’extérieur, se trouve également un autre panneau ouvert.
Ces deux ouvertures incitent bien évidemment à une visite approfondie de l’épave mais il faut savoir rester raisonnable. Une incursion dans les entrailles de la bête est tout à fait possible mais il s’agit là d’une tout autre plongée qui nécessite une sérieuse préparation avec, si possible, l’utilisation de trimix afin de supprimer les risques dus à la narcose*.
Avec notre faible capacité d’air sur le dos le temps nous est compté à cette profondeur et nous ne pouvons hélas trop nous attarder autour de cette partie du Stubborn.
À présent, nous palmons vers la proue en survolant le pont sur lequel j’aperçois le panneau d’embarquement des torpilles, qui donne sur le poste avant, et les deux barres de plongée en position verticale, comme pour la navigation en surface.
Je descends doucement le long de la coque sur tribord pour observer les trois portes, définitivement closes, des tubes lance-torpilles.
Je m’écarte de quelques mètres afin de me placer face à l’étrave qui me surplombe légèrement, telle la pointe d’un gigantesque sabre de pirate prêt à fendre des vagues taillées à son échelle. Cette image d’une lame me rappelle que les sous-mariniers anglais avaient remis à l’honneur lors des deux guerres mondiales l’usage du Jolly Roger, le sinistre pavillon noir à tête de mort et tibias entrecroisés des flibustiers.
Je passe sur le côté bâbord, note que là aussi les portes des tubes sont fermées, puis remonte au niveau supérieur des ballasts que je longe en direction de l’arrière de l’épave. Passant à la base du kiosque je lève la tête et mon regard se porte vers les deux supports en T des périscopes, hiératiques, qui semblent se perdre dans le bleu de la Mare Nostrum.
Je m’arrête pour admirer cette étrange cathédrale de métal aux clochers de fer dressés vers un ciel à jamais inaccessible, originale sculpture contemporaine remodelée avec élégance par Dame Nature.
Un coup d’œil à mes appareils de contrôle m’indique que la promenade va bientôt toucher à sa fin et qu’il est temps d’accélérer le mouvement vers la poupe que je rejoins rapidement.
Je tourne autour des barres de plongée et je constate que la Royal Navy avait hélas délesté le Stubborn de ses belles hélices de bronze. Je m’y attendais mais j’aurais pourtant eu plaisir à admirer ces deux petites fleurs de métal doré qui avaient vaillamment mené le submersible du Roi George des eaux glacées de la mer du Nord à celles plus avenantes de l’océan Indien.
Mais à présent il est grand temps de remonter après cette première et rapide prise de contact et il nous reste tout juste assez d’air dans les bouteilles pour effectuer nos paliers, de bien belles images dansant encore devant les yeux.
J’effectuerai une seconde visite à cette épave, en compagnie d’Alain Baiverlin, un moniteur belge de Maltaqua, et la magie sera encore au rendez-vous. Installé dans la baignoire et embrasant du regard l’avant du Stubborn jusqu’à l’étrave, j’éprouverai la délirante sensation d’être à la place de l’officier de quart par -58 mètres dans un sous-marin à jamais immobile, gîtant légèrement sur tribord, comme sous l’assaut d’un paquet de mer. Impression saisissante du temps qui stoppe sa course un court moment !
M’arrachant à regret de cette fascinante relique du passé, je prendrai conscience aussi que deux plongées sur le vénérable Stubborn sont malheureusement insuffisantes pour se rassasier de ce véritable joyau qui tient compagnie pour l’éternité à la longue liste de ses compagnons moins chanceux dans lesquels reposent tant de braves, tous fidèles à la devise du HMS Stubborn : ”Fortiter in re”.
C’est le 1er avril 1943 que le Stubborn entame sa carrière opérationnelle en rejoignant Lerwick, dans la fameuse baie de Scapa Flow. Le 3 avril, après avoir fait le plein de vivres et de carburant, il part pour sa première patrouille au large des côtes de Norvège.
C’est ensuite une longue suite de missions effectuées sans temps mort et dans différentes zones. Voici quelques moments forts de sa carrière.