Jude le skipper, la trentaine filiforme et bronzée, catogan à mi-dos, envoie la barre à gauche à grands tours de roue pendant que marins et moniteurs de plongée s’appliquent à faire passer les voiles d’un bord sur l’autre. Quelques mots créoles fusent, joyeusement mêlés d’anglais et de français.
Certes, nous ne sommes pas à bord d’Oracle mais ça passe malgré tout en douceur ! On borde, assure là, largue ici, reprend un peu ailleurs… Les quarante-deux mètres et les deux cents tonnes du Sea Bird accusent une imperceptible gîte pour se stabiliser enfin, appuyés par un aimable vent de sudet.
J’avale une gorgée de café, bien calé contre le plat-bord dont je sens le rugueux du bois, heureux de n’avoir pour seule tâche que celle de goûter l’instant : ne pas se soucier du cap, de la dérive, des sautes de vents, de la hauteur d’eau, des repas et encore moins de la vaisselle, se dire que l’on va se régaler de douches chaudes, dormir dans le calme des mouillages, bras en croix sur un confortable matelas de 140, dans une cabine climatisée bien insonorisée et sans même s’inquiéter d’un possible dérapage de l’ancre… Wahou !
Moi qui connais un peu la question, je demande aux terriens de me croire sur parole : sur un voilier — petit ou grand — cette simple perspective possède à elle seule un vrai goût de paradis… Si, de plus, les huit jours de navigation et de plongées à venir doivent se dérouler aux Seychelles, dans un des plus beaux paysages du monde, c’est le chocolat sur les amandes et les amandes sur la chantilly : un abus patent de gourmandise !
Dans un sursaut de volonté, sans doute aiguillonné par la mauvaise conscience, l’angelot virginal gagne la première manche sur le purpurin diablotin… Je finis mon café, dévale quelques marches pour rejoindre le volumineux carré et y préparer mon matériel photo afin de ne pas succomber, dès le premier jour, à une bienheureuse mais fainéante contemplation. Seulement voilà : j’ai trouvé ma place sur le bateau… Le virus est pris : ce sera dur !
Derrière nous, dans la lumière changeante d’un matin tropical de grains et de soleil mêlés, les détails de Port-Victoria s’estompent alors que nous avons laissé l’île aux Cerfs et celle de Sainte-Anne dans notre droite.
Aidé de son robuste diesel, le Sea Bird arrondit l’anse Nord-Est que nous passons à un gentil six-sept nœuds avant de doubler celle de Machabée pour arriver dans la bien nommée baie de Beau Vallon.
Même après seulement quelques courtes heures de navigation, une approche possède toujours sa part d’émotions, une forme rassurante d’achèvement. Les voiles sont enroulées ou affalées, l’ancre mouillée dans un bruit de chaîne prometteur. Petite plongée de mise en jambes pour une croisière débutante…
De tous les archipels de l’océan Indien (qui en compte un certain nombre !), celui des Seychelles tient une place à part. Les îles centrales (Mahé, Praslin, Curieuse, La Digue et quelques autres…) ne sont pas coralliennes mais résultent de la dérive d’un bloc continental issu du Gondwana, le continent originel.
Si Madagascar s’est arrêtée en route voici grosso modo 80 millions d’années, l’Inde et les Seychelles ont continué leur bonhomme de chemin. Quelque temps plus tard, nouvelle rupture : le plateau seychellois se sépare du sous-continent indien pour s’arrêter à son actuelle position voici 47 millions d’années.
Pourquoi ce petit intermezzo géologique ? Simplement pour expliquer la sidérante beauté des îles, les blocs granitiques érodés par les siècles et retrouvés en plongée, une faune et une flore terrestres particulières avec un nombre étonnant d’espèces endémiques, un monde à part que le tourisme n’a, dieu merci !, pas encore eu le temps de défigurer.
C’est beau à pleurer, les hôtels se perdent entre roches et végétation et je sais maintenant le bonheur de nager face au soleil couchant alors que tournent autour de moi deux raies aigles proches à les toucher… Comment peut-on vivre ailleurs qu’ici ?