Un spectacle unique se déroule chaque année en période hivernale, au large d’Isla Mujeres. Une chasse sauvage avec une frénésie alimentaire où se mélangent dans l’attaque, en surface les frégates noires et en dessous les poissons voiliers en bande, avec parfois une horde de dauphins qui vient tout faire exploser.
Une fantasia mexicaine sauvage avec au milieu des millions de sardines qui se regroupent alors en boules de quelques centaines, voire quelques milliers, d’individus pour essayer de survivre, ceci sous les assauts des prédateurs qui les empêchent de redescendre vers le fond.
Nous sommes très au large de Cancún, à 30 miles nautiques de la côte et pourtant les profondeurs ici sont faibles, 30 à 40 mètres seulement. Le fond de l’océan, par son plateau continental, remonte considérablement pour pénétrer ici au niveau de la péninsule du Yucatán dans le golfe du Mexique, très loin des eaux profondes caraïbes.
Ceci me rappelle étrangement la configuration géographique qui permet le célèbre ”sardin run” que j’ai connu sur la wild coast d’Afrique du sud.
Avec lui, l’océan amène des courants marins riches en nourriture, en cette période hivernale de chaque début d’année, courants qui montent le long de l’Amérique centrale et qui sont poussés vers le nord.
Ces courants attirent des millions de sardines en bancs qui se réunissent aussi pour s’y reproduire, et bien sûr une chaîne de prédateurs. La nuit, les sardines pour se nourrir de plancton se rapprochent de la surface et s’y retrouvent piégées ensuite le matin, d’autant que les fonds en ces lieux sont très proches de la surface.
C’est pour cela, qu’il faut partir tôt. Port de départ Isla Mujeres, l’île aux femmes. Une île bien sympathique, peu touristique en cette saison hivernale et loin des clichés de la Riviera Maya un peu trop exubérante. Plus authentique en tout cas.
Flegmatiques sur leurs poteaux de bois, les pélicans surveillent l’eau turquoise.
Sept heures du matin, sur un des pontons d’Isla Mujeres, nous attendons notre speed boat pour cette première expédition. Elle sera singulière, nous ne le saurons que plus tard, au bout de nos cinq jours d’expédition quotidienne, car les conditions météo à cette époque sont aléatoires et les rencontres variables, aléas de dame Nature.
Jean-Pierre, Igor, Olivier et moi retrouvons notre accompagnateur de Phocea Mexico, le très sympathique Facundo, passionné lui aussi de prises de vues sous-marines. Embarquement rapide, nous contournons à vive allure le flanc nord d’Isla Mujeres, direction le large.
Après plus de deux heures de navigation, parfois avec pas mal d’embruns et de vagues, voici les premiers oiseaux de mer qui planent, ils signalent que nous sommes sur zone. D’autres bateaux y sont aussi, mais ces derniers sont des grandes vedettes dédiées à la pêche sportive. En cas de prise d’espadon voilier, le poisson doit être relâché.
Plus les frégates tournent au ras de l’eau, plus l’action est proche. Ces oiseaux ne sont pas des nageurs, leur plumage n’est pas étanche, ils saisissent leurs proies juste à la surface en rasant les vagues.
Les yeux du capitaine, un pêcheur mexicain reconverti et au visage plissé par le soleil, décèlent sous la surface les drames qui s’y nouent et leurs tourbillons. La tension monte d’un cran. Voilà qu’un aileron de voilier perce et frappe violemment la surface. Les frégates piquent. Vite, glisser du plat-bord dans l’eau avec le caisson photo, filer dans la direction des oiseaux, puis palmer, palmer, palmer… pour suivre le ”bait ball”, c’est-à-dire la boule, sorte d’appât mouvant et argenté que forme chaque regroupement de sardines. Ne pas oublier de respirer, surtout expirer pour tenir le rythme.
Des particules blanc argenté ponctuent le bleu (pas si bleu d’ailleurs), ce sont des traces, celles des écailles des victimes de la chasse et du festin. L’agitation est à son comble. Je vois une masse argentée de quelque cinq mètres de diamètre faire des zigzags en tous sens : les sardines brillent de leurs feux, victimes expiatoires.
Les diables sont ces cavaliers, des ombres noires qui se dressent comme des phénix, silhouettes furtives et mobiles qui jaillissent de la pénombre bleutée dans leurs armures de voiles dressées. Plus d’une quinzaine de voiliers, chacun d’une envergure de près de 2 mètres, rostre compris. Une apnée m’amène quelques mètres plus bas pour avoir une vue panoramique et de là, la vision est fantomatique. Ouah !…
J’ai l’impression d’être en phase et de comprendre la stratégie organisée et bien rodée des poissons voiliers. Toute une mémoire génétique de gestes automatisés et codifiés du groupe, venus de la transmission animalière du savoir. Les sardines n’ont aucune chance d’y échapper.
Les voiliers leur barrent le passage vers le fond et chaque cavalier avec sa voilure-crête prête à se déployer attend son tour pour attaquer. Une distribution des rôles parfaitement réglée et une technique de groupe extrêmement efficace.
Oups… Ne pas oublier de respirer, il faut remonter…
Tout va très vite, parfois tout disparaît en quelques minutes, tellement la boule est mobile, en particulier si des dauphins sont dans la chasse. Il faut alors remonter sur le bateau, tout penaud d’être si handicapé et rechercher plus loin.
Parfois, s’il y a trop de plongeurs dans l’eau, les voiliers quittent la scène, cela d’ailleurs devrait donner à réfléchir aux pilotes de bateau qui ont souvent tendance à se regrouper par facilité, s’ils ne veulent pas tuer la poule aux œufs d’or pour le futur, c’est à méditer.
Parfois le match semble presque s’immobiliser, les sardines venant quasi se réfugier au milieu des humains. C’est le cas quand vous n’êtes que quelques personnes. Les espadons voiliers tournent alors en rond, à l’indienne puis s’enhardissent. Le spectacle sous l’eau devient fabuleux, tandis qu’en surface quelques frégates piaillent.
Cette vision mi-air mi-eau est étonnante. Les voiliers alors attaquent l’un après l’autre pour faire exploser la boule affolée qui se croyait momentanément à l’abri, ils viennent à notre contact direct pour embrocher sur notre épaule une malheureuse sardine désespérée.
J’ai eu la chance ce premier jour de rester en permanence dans l’eau à faire des prises de vue avec mon caisson photo Fuji surmonté de ma GoPro, et ce pendant plus de deux heures et demie avec le même groupe de voiliers, jusqu’à un anéantissement de la boule de sardines, toutes dévorées. Avec pour seul souvenir final, quelques écailles entre deux eaux et plein d’images dans la tête.
Les sardines tentent de se protéger comme elles peuvent. Quel spectacle rapproché ! Assez impressionnant de voir la voilure de l’animal se redresser à quelques mètres pour permettre au voilier de faire un virage serré juste devant nous et sans déraper à près de 110 km/heure, c’est du bolide !
Vitesse rapide imposée aussi à plus de 1/500e de seconde pour le photographe pour saisir, sans flou, le rostre de l’espadon voilier venant saisir une sardine assommée par l’estoc précédent. C’est sa mâchoire supérieure prolongée par un rostre conique d’une cinquantaine de centimètres qui lui donne cette image de bretteur armé.
Ce jeu d’éperon très proche est parfois un peu inquiétant, au vu des accélérations fulgurantes. Il m’est arrivé de me rejeter en arrière et de basculer de façon dérisoire mes palmes mises en défense vers l’avant, de peur d’être percuté. Mais les voiliers maîtrisent leurs gestes à la perfection. Ils savent attendre.
Ces animaux sont en général des solitaires, mais dans de telles situations ils se regroupent en bancs pour chasser, une quinzaine à une vingtaine de spécimens pour une même boule de sardines.
Les grandes voilures dorsales des voiliers sont de teinte pourpre, les corps sont plus sombres chez les adultes que chez les juvéniles qui paraissent plutôt de couleur gris clair. Un scintillement de barres bleutées transversales est visible sur les corps fusiformes quand la lumière du soleil les éclaire.