Snorkelling en nord Bretagne. Je passe au-dessus d’un herbier de zostères et me rapproche d’un tombant rocheux orné de laminaires et incrusté de vers.
Au creux des rochers, je scrute les parois et, rapidement, détecte deux yeux qui me regardent en retour. Ceux-ci appartiennent à un targeur (Zeugopterus punctatus). Curieux animal, dont les deux yeux sont sur la face gauche et dont les écailles miment les couleurs et les reliefs du support rocheux. Ces yeux m’étonnent. L’un à côté de l’autre, ils sont mobiles et tournent autour de leur axe ! Chacun hors de son orbite. En effet, j’observe ici une particularité des poissons plats, ou Pleuronectiformes (étymologiquement : nageant sur le flanc). À l’instar d’une sole, d’une plie ou d’un rombou, l’animal a non seulement les deux yeux sur une de ses faces latérales, gauche pour lui, ce qui est variable selon les espèces, mais il est aussi capable d’exorbiter les yeux et de les bouger afin d’explorer son environnement. Le plus souvent même, ils émergent du sédiment sous lequel le corps est camouflé. Les ouvrages, les sites Internet et les documentaires (certains très intéressants sur le Web !) nous ont appris que le jeune poisson plat sort de son œuf avec un œil à gauche et un autre à droite, comme vous et moi ! Et il est capable de nager en pleine eau, comme vous et moi. Mais, au terme d’une métamorphose, un des deux yeux, droit ou gauche selon les espèces, vient se retrouver près de son copain sur l’autre face ! L’animal est dès lors asymétrique et il vient vivre sur le fond posé sur sa face non colorée et devenue aveugle, tandis que l’autre face porte dorénavant deux yeux. Cette dernière est la face gauche chez le targeur ou le rombou, la face droite chez la sole ou le carrelet.
La polarité, droite ou gauche, de cette organisation asymétrique du corps reste généralement la même au sein d’une même espèce. Toutefois, chez certaines espèces, une forte proportion d’individus inversés peut exister. Ceci est le cas chez le flet (Platichthys flesus), normalement aux yeux sur le côté droit, mais dont les individus aux yeux sur le côté gauche sont loin d’être exceptionnels. Il en est de même chez une espèce du nord Pacifique, le flet étoilé (Platichthys stellatus), où les individus inversés, qualifiés de senestres (avec les yeux portés par la face gauche), sont abondants sur les côtes japonaises alors que flets étoilés sont dextres (avec les yeux portés par la face droite) sur les côtes californiennes. Sur les côtes de l’Alaska, situées entre les deux zones géographiques citées précédemment, le taux de poissons dextres est de 75 %, donc intermédiaire ! À cette disposition oculaire originale - les deux yeux sur la même face - vient s’ajouter chez ces poissons une aptitude à sortir ces yeux de leurs orbites et à les faire bouger de manière à mieux explorer le milieu environnant.