14 août 2015, aéroport Roissy Charles de Gaulle. J’attends le vol d’Air Austral de 19 h 30. Une heure avant le décollage, une foule dense se presse déjà à la porte d’embarquement. Comoriens et Réunionnais de couleur sont mélangés avec des familles d’expatriés qui rentrent au bercail. Entre leurs jambes courent des dizaines d’enfants. Ça sent la fin des vacances scolaires… Le Boeing 777/300 d’Air Austral est bien équipé, propre et confortable. Il décolle à l’heure. Notre destination est Hahaya, l’aéroport de la capitale Moroni, située sur l’île de Grande Comore. Nous l’atteindrons vers 13 heures, heure locale après une escale d’un peu moins de trois heures à Saint-Denis de La Réunion. Horaires et connections obligent, je passerai l’après-midi et la nuit à Moroni avant de reprendre un court vol inter îles le lendemain matin.
Le dernier vol, celui de Moroni vers Mohéli dure moins de 25 minutes. Deux tiers du vol sont nécessaires pour contourner les 2 360 mètres du volcan Karthala qui se dresse sur notre route. Une fois cet obstacle franchi, il ne reste qu’un saut de puce au-dessus de l’océan Indien. Le contraste est saisissant : Mohéli est beaucoup plus petite, à peine une trentaine de kilomètres de long. Elle culmine à 860 mètres seulement et ses pentes sont totalement recouvertes d’une végétation dense et luxuriante, preuve que l’eau est partout. À l’inverse de sa grande sœur toute de noir vêtue, Mohéli est ceinturée de cordons de sable blanc ou orangé. Elle s’étire d’ouest en est. Au sud, on aperçoit les nombreux îlots qui matérialisent le parc marin de Nioumachoï. Tout autour de l’île, un récif corallien arbore des variantes de turquoise. Vue du ciel, cette île est une merveille.
L’aéroport de Mohéli donne vraiment l’impression de débarquer sur le sol africain. C’est une cabane en béton de quelques mètres carrés qui abrite la tour de contrôle, la salle d’embarquement et les postes de police et de douane tout à la fois. Elle n’a probablement jamais été repeinte depuis sa construction. Dans la rue, une multitude bigarrée accueille parents et amis venus faire la fête. C’est la période des « Grands mariages », une tradition comorienne à l’issue de laquelle l’époux accède à la notabilité. Il doit pour cela casser sa tirelire et inviter tout le village à y participer… Aux Comores, la notabilité a un prix et tous ne peuvent pas se l’offrir… Bientôt, je rejoins Amdjad, le jeune chauffeur du Laka Lodge. Nous prenons la route pour la dernière étape du voyage. Les premiers kilomètres de bitume serpentent à travers forêt tropicale primaire et plantations. À partir de Sambia, le bitume disparaît progressivement. Nous sommes bientôt obligés de rouler au pas pour franchir trous et crevasses de ce qui n’est plus qu’une piste ravinée en très mauvais état…
L’eau coule partout. Au fond de chaque vallon, dans des ruisseaux d’eau claire, des femmes et quelques fois des hommes s’affairent pour laver le linge coloré de la famille. Il est ensuite étendu sur des buissons ou à même le sol pour sécher. Au détour de certains virages, j’aperçois l’océan Indien en contrebas…
Après une bonne heure de « secouage » et « d’essorage » nous arrivons à Nioumachoï. Le village est construit anarchiquement le long de la plage et s’étire dans les collines avoisinantes. Les maisons sont disparates, souvent inachevées, rarement enduites ou peintes. La plupart sont en béton avec des extensions improbables. On aperçoit également quelques « Bangas », les petites cabanes traditionnelles en torchis au toit de palmes. Les rues sont étroites et permettent difficilement aux véhicules de se croiser. Heureusement, l’usage de motos chinoises « Fekon » est quasi universel et les véhicules à 4 roues en nombre limité.
Le Laka Lodge se situe à l’extrémité ouest du village. Il est abrité derrière une grande porte à double battant. Richard, le très sympathique et très « écolo » gérant du Lodge et son épouse comorienne m’accueillent avec une eau de coco… Puis Richard m’accompagne au bungalow que j’occuperai pendant les trois prochaines semaines. Il aurait eu les pieds dans l’eau si on avait essayé de le construire plus près de la plage… C’est une petite case cubique en béton couverte de feuilles de palme. À défaut d’être spacieuse ou luxueuse, elle est propre et fonctionnelle. Que demander de plus ?
À l’arrière du Lodge, se trouve le potager où les employés du Lodge cultivent tomates, carottes et autres salades vertes. On y trouve aussi la collecte sélective des déchets : verres, emballages métalliques et déchets plastiques sont stockés en attendant d’être brûlés ou d’être évacués par conteneurs… Oui, nous sommes bien dans un éco-lodge !
Tous les ans, les baleines à bosse arrivent aux Comores vers le 15 juillet et en repartent vers le 15 octobre. Les mamans viennent mettre bas et les mâles les suivent pour tenter de s’accoupler dès la naissance des bébés. Elles viennent de parcourir plus de 6 000 km depuis l’Antarctique où elles ont passé l’été austral pour se nourrir de krill. Je suis là pour ça. Pourtant les premiers jours, l’alizé nous prive de les rencontrer malgré nos sorties en mer laborieuses. J’en profite pour visiter l’intérieur de l’île…
Avec Karine, mon épouse, nous nous arrêtons plusieurs fois pour voir les cultures de girofliers (Syzygium aromaticum), un arbre originaire d’Indonésie. On en trouve des champs entiers et au mois d’août et de septembre, la récolte bat son plein. Les boutons floraux ou encore « clous de girofles », sont séchés au soleil sur de grandes nattes posées à même le sol dans les rues des villages. Nous avons rendez-vous avec Jahamed, notre guide botaniste. À grandes enjambées nous traversons d’abord des cocoteraies. Des roussettes orangées décollent à notre approche pour se reposer et reprendre leur somme juste après notre passage. Des petits bœufs, à peine plus grands que les chèvres qui les accompagnent, paissent paisiblement entre les arbres. Bientôt nous traversons les premières cultures d’Ylang-Ylang (Cananga odorata), un arbre exploité pour ses fleurs dont on extrait par distillation une huile essentielle odorante très utilisée en parfumerie. Au cours de notre excursion nous croiserons plusieurs distilleries. Le produit est donc transformé sur place avant d’être exporté. Une manne pour certains habitants de Mohéli dont la population est l’une des plus pauvres du monde. Nous poursuivons l’ascension des flancs de l’île en suivant le lit de plusieurs cours d’eau. Le paysage alterne entre forêt primaire et jardins exubérants. Noix de coco, café, tabac, chocolat, mangues, bananes, ananas, citrons verts se disputent le terrain avec les ficus géants, les fougères arboricoles et les lianes de Tarzan… Tout pousse ici, dans un enchevêtrement de plantes sauvages, d’herbes folles, de fruits et de légumes.
Nous arrivons bientôt à proximité de l’endroit où vivent les fameuses chauves-souris de Livingstone. Ces mammifères frugivores d’à peine 30 centimètres de longueur peuvent atteindre une envergure d’un mètre quarante. Ils dorment le jour et décollent au crépuscule pour aller se nourrir sur les arbres fruitiers de la forêt primaire. Endémiques des Comores, il n’en resterait pas plus de quelques centaines et l’animal est considéré comme « en danger critique d’extinction » par l’UICN. Cette organisation fait état d’une baisse de 50 % de leur population au cours des 10 dernières années, principalement en raison de la déforestation et du recul de leur habitat.
Les jours suivants, l’alizé se calme et les conditions redeviennent plus propices aux sorties en mer… Nous apercevons un souffle puissant, suivi d’un autre plus bas sur l’eau. Nafiou, le pilote, met immédiatement le cap sur ce que nous pensons être une baleine et son baleineau : la lente poursuite commence ! Elle dure une bonne heure. Nous restons à distance, moteurs au ralenti dans l’espoir que les animaux s’arrêtent. Plusieurs fois, nous apercevons le baleineau en surface. Il est très jeune, une semaine ou deux tout au plus. C’est peut-être la raison pour laquelle la maman n’est pas tranquille et nage continuellement… Nous approchons doucement, sur une route parallèle, pour essayer d’habituer les animaux au bruit de notre bateau et tenter un premier contact. À quelques dizaines de mètres, les deux animaux sondent. Nous savons que le bébé est trop petit pour faire de longues apnées. Nous décidons donc de tenter notre chance et de nous mettre à l’eau en faisant le moins de bruit possible. Soudain, à la limite de la visibilité, je les aperçois, une quinzaine de mètres sous la surface. Le bébé est posé sur sa mère et semble dormir. Nous nous figeons instantanément. Un mètre de plus et nous entrerions dans la sphère d’intimité des animaux. Je sens le regard de la mère peser sur nous. Elle sait que nous sommes là, mais à cette distance, nous ne devons pas encore représenter une menace pour elle. L’attente va durer quelques dizaines de secondes jusqu’à ce que la maman méfiante décide d’emmener son petit sous d’autres cieux.