Bien sûr, il y a les images des films et des documentaires qui font rêver : une eau cristalline dans laquelle on voit d’immenses bancs de sardines qui se font tailler en pièces par les dauphins et les requins. C’est un spectacle fabuleux… mais rare ! Durant ces dernières décennies, on doit pouvoir compter sur les doigts d’une main les années pour lesquelles ce type de vision a été possible dans des conditions optimales. Dans la pratique, la visibilité permet rarement une vue « panoramique », et on ne voit que des fragments de ces incroyables séquences. Néanmoins, une visibilité d’une dizaine de mètres, ce que l’on peut espérer avoir durant une année « ordinaire », permet de vivre des moments d’intense émotion. Ce sont ces instants, où on se sent véritablement petit, et pris dans l’action, que certains plongeurs peuvent rechercher par-dessus tout.
La réalité d’un sardine run peut commencer par un saut du lit très matinal. Il faut se lever bien avant que le soleil le fasse, afin de pouvoir bénéficier d’un maximum de temps passé en mer. Nous rejoignons le semi-rigide qui nous attend sur la plage avant qu’il soit poussé à l’eau par une équipe d’employés locaux qui n’hésitent pas à se mouiller pour nous permettre un démarrage en toute sécurité. Devant nous, le soleil se lève sur la brume qui surmonte les immenses vagues qui viennent se briser sur la côte de Wavecrest où se trouve notre lodge. Nous savons que le traditionnel franchissement de la série de vagues océaniques déferlantes sera pour nous l’occasion d’une première décharge d’adrénaline. Nous devons auparavant nous équiper d’un gilet de sauvetage. Nous enfilons ensuite nos pieds dans des footstraps et enfin nous empoignons de chaque main une des cordes qui parcourent les côtés de notre semi-rigide. Le pilote demande le silence afin de pouvoir garder le maximum de concentration. Il doit être également en mesure d’entendre toute variation d’activité des moteurs. Quand tout est prêt, il met les gaz, à fond ! C’est un choc. Le corps subit une secousse qui l’entraîne en arrière. Nous prenons de la vitesse face à l’océan. Les battements du cœur s’accélèrent avec la rotation des hélices des deux moteurs hors-bord de 100 CV. Le pilote garde en permanence les yeux fixés sur les vagues qu’il doit affronter. Le rivage sableux présente une pente très douce sur cette portion du littoral, et de ce fait il se forme plusieurs séries de déferlantes qui sont autant d’obstacles à franchir. Il faut parfois plus d’un quart d’heure pour trouver le bon moment, le bon passage, entre les crêtes des vagues souvent impressionnantes que nous devons traverser.
Parfois on s’élance, les mains se crispent sur les cordes, mais le passage prévu se comble par une nouvelle déferlante et nous devons faire demi-tour. Nouvelle tentative, nouveau renoncement. Enfin notre pilote sent que le moment est venu. Les gaz sont poussés à leur maximum et les vagues sont franchies dans une gerbe d’écume, nous bousculant parfois de manière assez rude, nous rejoignons enfin le domaine du plein océan. Celui-ci peut être parfois très agréablement calme, mais il est le plus souvent soulevé par une longue houle qui permet de tester la résistance de chacun au mal de mer… Le premier jour fut difficile pour certains d’entre nous, mais, avec une accoutumance arrivée assez rapidement et avec quelques médications préventives très efficaces, tout le monde s’est plutôt bien amariné. Commencent alors de longs moments de recherche en surface : le sardine run n’a pas d’horaires !
Sur le Web, on connaît le flux RSS (Really Simple Syndication). En mer, il peut y avoir le reflux RSS : « run sans sardines »… Nous sommes venus pour assister à une gigantesque frénésie alimentaire, mais nous ne savons pas où ni à quel moment aura lieu le repas ! Alors il faut scruter l’océan, avec obstination, comme des fous ! Il faut observer sa surface bien sûr, mais surtout le ciel qui la surmonte. Les fous sont nos amis : ce sont eux qui doivent nous permettre d’exaucer nos rêves. Mais où se rassemblent ces beaux oiseaux, les fous du Cap ? C’est lorsque nous pouvons les voir en grand nombre sur la ligne d’horizon que nous savons que nous avons de bonnes chances d’arriver à nos fins. Oui, mais il y a des jours avec et des jours sans. On le dit et on le répète : la mer n’est pas un zoo à l’entrée duquel on annonce les heures des repas des pensionnaires. C’est peut-être difficile à accepter lorsqu’on a une légitime impatience après s’être donné la peine d’effectuer le trajet qui nous sépare de l’Afrique du Sud. La mer n’est pas un zoo, mais elle est néanmoins un fabuleux aquarium qui veut bien nous accueillir et dans lequel toutes les surprises sont possibles. Et celles-ci savent soigner leur entrée… Sitôt après avoir quitté Wavecrest, en prenant la direction du nord-ouest, nous passons à côté d’une zone d’immenses déferlantes dans lesquelles des bandes de grands dauphins (Tursiops truncatus) jouent à répéter des sauts plus acrobatiques les uns que les autres. Dans la chaude lumière du matin qui donne au paysage en arrière-plan une teinte adoucie, le spectacle est magnifique. Nous demanderons au pilote de repasser le soir au même endroit pour l’admirer de nouveau et tenter d’en faire encore de meilleures prises de vues. Nous prenons ensuite le large, et nous voyons s’approcher à tour de rôle de notre semi-rigide différentes espèces d’oiseaux. Tout d’abord des fous du Cap (Morus capensis), qui ressemblent énormément à nos fous de Bassan, nous rendent visite. Nous apprenons à connaître cette espèce de l’hémisphère austral. Ce fou présente une silhouette identique à celle de notre fou européen, caractérisée par un grand bec conique et par des ailes longues et effilées. Ce bel oiseau noir et blanc peut voler en altitude ou faire du rase-mottes à peu de distance de la crête des vagues. Toutefois, le spécialiste de ce type de vol à basse altitude, c’est le puffin à menton blanc (Procellaria aequinoctialis), oiseau marin de la taille d’un goéland. Sur place il est nommé tempest petrel.Entièrement noir, à l’exception du bec, de teinte claire, il semble très souvent vouloir toucher de l’extrémité de ses ailes la surface des flots. Quand il vole à côté de notre semi-rigide lancé à vive allure, où quand il se pose à côté de nous pendant nos moments de pause repas, on peut voir la glande à sel qui surmonte son bec et qui lui permet de rejeter le sel qu’il consomme en excès dans son alimentation. Un autre oiseau marin noir d’allure semblable au précédent se laisse observer dans les mêmes circonstances, en vol et à l’arrêt : le skua, ou labbe, antarctique (Stercorarius antarcticus). Celui-ci se distingue facilement du puffin car même son bec est noir et il est dépourvu de glande à sel. C’est un carnassier qui n’hésite pas à aller manger les oisillons dans les nids des autres espèces d’oiseaux marins… On éprouve de ce fait assez peu de sympathie pour lui ! À l’inverse, nous pouvons avoir de bien meilleurs sentiments envers le maître des airs, celui que nous avons plaisir à voir évoluer près de nous avec des ailes démesurément longues : l’albatros indien à bec jaune (Thalassarche carteri). Celui que nous avons la chance d’observer ici n’est pas de l’espèce qui a été mise en poème par Baudelaire, l’oiseau géant des mers, mais il atteint néanmoins une belle envergure, que nous estimons entre 1 et 1,5 m. Alors qu’il se pose à côté de notre bateau, nous avons la possibilité d’admirer la forme caractéristique de son bec : très recourbé vers l’avant, il est surmonté d’une élégante ligne d’un jaune vif bien marqué parce qu’il s’agit, nous ont dit nos guides, d’un mâle en période de reproduction.
Bien que l’observation des oiseaux marins puisse être très plaisante, notre activité de plongeur a néanmoins tendance à nous faire préférer ce qui porte des nageoires plutôt que des ailes… Alors que nous observons l’horizon, une immense nageoire se dresse soudain devant nous verticalement avant de s’abattre à la surface de la mer dans un gigantesque splash ! C’est une baleine à bosse, ou mégaptère, et le spectacle est absolument prodigieux. Notre semi-rigide s’approche, mais reste à distance raisonnable, de la baleine. Elle tourne sur elle-même et nous présente alors son immense ventre blanc parcouru de longs sillons avant de produire une nouvelle gerbe d’eau très sonore. À bord, on entend des cris de joie et chacun se précipite du côté de l’action pour observer, filmer ou photographier la scène. Notre embarcation suit la baleine pendant un bon moment, et nous avons la possibilité de revoir d’autres claquements de nageoires ainsi que des grands coups de queue donnés en surface. Après cette première rencontre, nous reprenons notre route mais un peu plus tard un autre individu nous offre le spectacle de sauts fabuleux. On a parfois l’impression de voir un immense piton rocheux se dresser hors de la mer pour retomber lourdement.
Au programme également de son show : des sauts avec retournements plus ou moins vrillés. Au cours de nos cinq journées de sortie sardine run, nous aurons l’occasion de croiser la route de très nombreuses baleines, ce qui a été vécu par tous comme une très heureuse surprise. Bon nombre d’entre elles nous ont gratifiés d’acrobaties aériennes toujours spectaculaires et donc très appréciées. Nous avons eu plaisir à accompagner la nage « bondissante » des plus fantasques d’entre elles, ce qui se produit, nous dit notre pilote, surtout lorsque la mer est formée. Ceci complique néanmoins pas mal les prises de vues, mais on peut les répéter… Pendant que nous suivions une de ces baleines, nous avons pu compter (vidéo à l’appui !) qu’elle a effectué à nos côtés 88 sauts. Merci l’artiste pour ces acrobaties et bravo pour l’endurance !
Et parfois, le RAS passe de « rien à signaler », quand de la mer on ne voit qu’une surface d’eau parcourue par la houle à « run avec sardines » quand le spectacle commence ! À ce moment-là, tout peut aller très vite. Au départ, on repère de loin un nuage d’oiseaux, des fous du Cap, qui accompagnent des dauphins communs (Delphinus delphis). On remarque ceux-ci un peu plus tard, en surface, en s’approchant du lieu de rassemblement des oiseaux et des mammifères marins.
Et la chasse commence ! Pour en faire un récit qui puisse témoigner le plus fidèlement de ce qui a été vécu par les participants à ce fabuleux spectacle, je reporte ici ce qu’ils en ont dit, en complétant avec mes propres observations et avec les informations que j’ai pu obtenir ensuite à ce sujet.
« À un moment, on voit dans le ciel comme un cône formé par les fous qui plongent en convergeant vers une zone réduite, comme s’ils descendaient dans un entonnoir. C’est incroyable, ils sont très nombreux à plonger, et au début, on ne les voit pas ressortir de l’eau ! ». « Les dauphins arrivent de partout ! Quand on les voit par dizaines surfer sur une vague, on pourrait entendre la musique de la Chevauchée des Walkyries de Wagner ! C’est magnifique ». Notre pilote nous amène au plus près de l’action et on attend le « go ! » de notre guide pour donner le signal de notre immersion au milieu des oiseaux et des dauphins, là où doivent se trouver les sardines.