Ces espèces qui surfent sur la vague des échanges planétaires

Stephan Jacquet
Publié le 2 juil. 2013
Juste paru dans le journal ”Ecology Letters”, l’article de Seebens et de ses collègues intitulé ”The risk of marine bioinvasion caused by global shipping” révèle combien le taux des invasions biologiques marines a crû au cours des dernières décennies. De quoi s’agit-il ? De quoi parle-t-on ? J’ai demandé des explications avec des exemples concrets à Frédérique Viard, directrice de recherches au CNRS, biologiste, spécialiste des invasions biologiques en milieu marin et plongeuse scientifique.

L’article de Seebens et collègues parle d’espèces invasives. Mais de quoi s’agit-il ? Ces espèces sont également appelées espèces introduites ou espèces non-indigènes : il y a débat sur la terminologie la plus appropriée à utiliser mais l’ensemble fait référence au même processus. Les espèces introduites sont des espèces qui ont vu leur aire de distribution augmenter de façon souvent spectaculaire et soudaine, et ceci à cause des activités humaines.

Un exemple plutôt qu’une longue explication : l’huître creuse (Crassostrea gigas), que nous pouvons voir en plongée ou dans notre assiette ! Cette huître cultivée le long des côtes françaises est une espèce d’origine asiatique, introduite au cours du XXe siècle et particulièrement dans les années 1970 pour relancer la conchyliculture suite à la quasi-disparition, à la suite de maladies, des espèces d’huîtres exploitées jusqu’alors (par exemple, ”la portugaise” Crassostrea angulata ou l’huître plate Ostrea edulis).

Elle n’a pas été introduite qu’en Europe, et elle est aujourd’hui présente à une échelle mondiale. Il s’agit ici d’une introduction volontaire. Cependant dans la majorité des cas, les introductions d’espèces sont accidentelles et concernent des espèces non exploitées par l’homme. Ces espèces peuvent néanmoins s’installer de façon durable dans les écosystèmes. Par exemple, l’algue brune sargasse (Sargassum muticum) peuple aujourd’hui les côtes du Portugal à la Norvège dans l’Atlantique Nord et celles du Mexique à l’Alaska dans le Pacifique.

Or, la sargasse, d’origine asiatique, a été introduite dans les années 1940 en Amérique du Nord puis dans les années 1970 en Europe, de façon tout à fait involontaire dans les deux cas. Les deux exemples ci-dessus illustrent bien la rapidité et l’extraordinaire capacité d’acclimatation de certaines espèces dans des habitats très éloignés de leur aire de distribution naturelle.

Les vecteurs de l’introduction sont les activités humaines, au premier rang desquelles on trouve le trafic maritime (avec le transport dans les ballasts des navires marchands ou sur leur coque) et l’aquaculture. Il y a bien d’autres vecteurs possibles : le commerce des appâts de pêche, les plateformes pétrolières, l’aquariophilie, la recherche, le tourisme, etc. (la plongée n’étant pas mentionnée). Il n’est pas rare que les espèces soient introduites par plusieurs vecteurs : c’est par exemple le cas du crabe vert Carcinus maenas, originaire d’Europe et introduit plusieurs fois depuis le XIXe siècle en Amérique. Cette espèce aurait été introduite par 5 à 8 vecteurs différents au cours de son histoire d’introduction.

Depuis que l’homme parcourt les mers et océans, il a entraîné dans son sillage un grand nombre d’espèces marines et terrestres de façon accidentelle ou volontaire. On raconte par exemple l’histoire de l’introduction en Europe d’un mollusque, la Mye des sables (Mya arenaria), par le biais des voyages des Vikings ! Difficile de confirmer cette histoire mais une chose est certaine : l’augmentation rapide du nombre d’espèces marines introduites et invasives, depuis la fin du XIXe siècle.

Cette augmentation a été amplement documentée dans de très nombreuses régions côtières du monde. Par exemple, dans la baie de San Francisco (Californie), Cohen et Carlton ont montré que le rythme d’introduction est passé d’une espèce introduite toutes les 55 semaines avant 1960 à une toutes les 14 semaines depuis cette date. Dit autrement, cela veut dire que la côte californienne s’est ”enrichie” d’environ 200 espèces depuis le milieu du dernier siècle.

Bien qu’il y ait une réelle prise de conscience de ce phénomène à compter des années 1970-1980, l’accroissement des échanges commerciaux et de l’aquaculture fait que de nouvelles espèces sont encore introduites, comme les algues invasives Undaria pinnatifida et Caulerpa taxifolia (voir prochain numéro) en Californie au début des années 2000. Aujourd’hui on estime à environ un millier le nombre d’espèces marines introduites en Europe. Le milieu marin n’est pas le seul touché. On compte plus de 10 000 espèces introduites en Europe dans les milieux terrestre et d’eau douce.

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, c’était d’ailleurs ces milieux qui étaient les plus touchés par le transport d’espèces par bateau, ceux-ci utilisant des ballasts solides (roches, gravats, etc.) pour s’équilibrer. L’utilisation de bateaux en acier et de ballast liquides à partir du XXe siècle va beaucoup changer les choses avec le transport de centaines d’espèces marines dans les ballasts d’eau de mer.

L’importance du rôle des ballasts dans les transports et l’introduction d’espèces a d’ailleurs été à l’origine de la Convention internationale sur les eaux de ballast qui vise à réglementer les procédures de ballastage/déballastage et de traitements des eaux de ballast. Bien que signée par de très nombreux pays, elle est loin d’être entrée en application partout, et en particulier en Europe.

Pourtant ce vecteur est de première importance comme en témoigne l’article de Seebens et ses collègues (de l’Institute for Chemistry and Biology of the Marine Environment, en Allemagne) ! Le rôle des salissures marines (”fouling”) présentes sur les coques des navires transocéaniques, transrégionaux (ex. ferry) ou de plaisance, fait l’objet de moins d’attention, mais est probablement également un vecteur important d’introduction et d’expansion à l’échelle régionale.

Pourquoi s’intéresser aux espèces introduites ?

Les changements d’aires de distribution des espèces font partie des processus naturels qui affectent la biodiversité à une échelle globale. Par exemple, au cours des dernières périodes glaciaires il y a environ 15 000 ans, les espèces les plus sensibles au froid s’étaient déplacées vers le sud. Il y a une différence importante entre les changements d’aire de distribution des espèces en réponse aux changements climatiques ou géologiques naturels et les processus d’introductions biologiques : la rapidité du processus !

Quand les migrations naturelles s’opèrent sur plusieurs milliers ou dizaine de milliers d’années, les introductions biologiques sont réalisées en quelques mois ou années. Ce sont donc des phénomènes brutaux qui peuvent déstabiliser les écosystèmes.

On connaît de nombreuses conséquences à ces introductions biologiques. Là encore un exemple parmi les plus emblématiques de la réussite des introductions biologiques : la crépidule (Crepidula fornicata), désormais connue sur les étals des mareyeurs sous le nom de ”berlingot des mers”. Ce mollusque est originaire des côtes est américaines. Il a été introduit de façon accidentelle probablement en même temps que des huîtres (introduites volontairement pour la culture), et de façon répétée au cours du XXe siècle.

C’est aujourd’hui une espèce proliférante dans de nombreuses baies et estuaires des côtes françaises, bien connue des plongeurs bretons. Sa présence entraîne des modifications importantes des habitats qu’elle occupe : envasement dans certains cas, création de surfaces dures (sa coquille) qui peuvent être utilisées par de nombreuses autres espèces pour s’y développer (par exemple des algues ou des éponges), occupation de l’espace, etc.

L’ensemble de ses effets modifient la composition des écosystèmes avec des impacts non négligeables sur certaines espèces locales, par exemple sur les nurseries de poissons plats, ou sur des activités humaines, par exemple lors de la pêche à la coquille Saint-Jacques. Certaines conséquences de ces introductions sont irréversibles même si l’espèce introduite était éradiquée, comme par exemple lorsque les espèces introduites sont capables de se croiser avec une espèce locale.

C’est par exemple le cas d’une ascidie, la cione (Ciona intestinalis). Chez les ciones existent plusieurs espèces. Dans l’Europe du Nord, une espèce d’origine certainement Pacifique a récemment été introduite et coexiste avec une espèce locale dans le même habitat et les mêmes milieux. Bien qu’étant deux vraies espèces, ayant divergé il y a plusieurs millions d’années, on peut quand même observer des descendants viables lorsque des individus de ces deux espèces se croisent. Le passage de gènes d’une espèce à l’autre peut avoir de multiples conséquences, par exemple donner un avantage à l’espèce introduite (par transfert de propriétés conférant un avantage dans le nouveau milieu) ou ”diluer” l’espèce locale.

Les conséquences de ces espèces introduites sont donc multiples, certaines étant irréversibles. Elles sont néanmoins très difficiles à évaluer et peuvent être bénéfiques ou négatives selon les critères choisis. En résumé, les espèces introduites sont indéniablement de nouveaux acteurs du fonctionnement et de la diversité des écosystèmes marins, et témoignent d’une des facettes du changement global que subit notre planète en réponse aux activités humaines.

Que peut-on faire face à ces introductions biologiques ?

En milieu marin, quand une espèce est introduite, les options sont peu nombreuses. En effet, une fois installées dans le milieu naturel, leur détection est souvent trop tardive et le caractère dispersif du milieu marin rend leur éradication illusoire. Le maître mot est donc la prévention !

Pour empêcher leur introduction, il faut appliquer des mesures de surveillance et/ou de contrôle, par exemple limiter les salissures (y compris des navires de plaisance) ou traiter les eaux de ballast des navires.

Il est également crucial de détecter leur arrivée dès les premiers stades. Il est donc particulièrement important de surveiller en priorité les points d’introduction privilégiés que sont les ports ou les installations aquacoles ainsi que les espaces naturels limitrophes.

Il est utile de surveiller l’expansion de nouvelles espèces déjà installées. Une difficulté est la capacité des acteurs à reconnaître ces espèces, ou d’être à même d’identifier des espèces nouvelles. Il faut donc disposer de réseaux d’alerte et de surveillance efficaces ayant de très bonnes connaissances naturalistes.

De tels réseaux n’existent pas en France de nos jours, même s’il existe des initiatives locales. La plongée scientifique ou naturaliste a sur ce thème des introductions biologiques en mer un vrai rôle à jouer (pas comme vecteur !) car les plongeurs ont accès à bien des milieux et espaces inaccessibles par d’autres moyens.

Références citées dans le texte

  • - Carlton, J. T. 2001. Introduced Species in U.S. Coastal Waters: Environmental Impacts and Management Priorities. Pew Oceans Commission, Arlington, Virginia.
  • - Cohen AN, Carlton JT. 1998. Accelerating invasion rate in a highly invaded estuary. Science 279(5350):555-558
  • - Seebens H, Gastner MT, Blasius B. 2013. The risk of marine bioinvasion caused by global shipping. Ecology Letters 16(6):782-90

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