Une pharmacie sous la mer : 13 ans après, une illusion ?

le 04/05/2020 publié dans le N°290 de Subaqua
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Pierre Sauleau
par Pierre Sauleau

En 2007, un peu plus de 900 nouvelles molécules ont été décrites, près de 1 500
en 2017, portant à plus de 29 000 le nombre de molécules d’origine marine
connues. Avec un taux de succès estimé à environ une molécule sur 1 000, on
aurait dû s’attendre à voir apparaître sur le marché plus d’une vingtaine de nouveaux
agents thérapeutiques. Malgré la promesse de découvertes sensationnelles,
seuls deux médicaments d’origine marine ont, en plus de dix ans, vu le jour. Alors
que s’est-il passé ? Pierre Sauleau, docteur en chimie et en pharmacie, plongeur niveau 3

Depuis l’article intitulé « Une pharmacie sous la mer » paru dans Subaqua n° 213 de 2007, la recherche sur les propriétés potentiellement thérapeutiques de molécules d’origine marine n’a cessé de croître.

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Ainsi, algues, bactéries, bryozoaires, cnidaires, éponges, échinodermes, nudibranches et autres tuniciers, présents sous toutes les mers et océans, de l’Arctique à la mer des Caraïbes en passant par la ria d’Étel, ont été échantillonnés. Leurs divers extraits ont été soumis en laboratoire à une batterie de tests pharmacologiques pour rechercher la moindre activité antivirale, anticancéreuse, antibactérienne ou immunomodulatrice. Des centaines de chercheurs du monde entier, basés en Floride, au Japon, en Nouvelle-Zélande, etc. ont consacré leur temps et leur énergie pour isoler et caractériser la moindre molécule active. Des centaines de millions d’euros ont été engagées pour synthétiser ces molécules naturelles et leurs dérivés, les tester sur des modèles cellulaires puis les formuler sous forme de gélules ou de comprimés afin de les évaluer chez l’animal puis chez l’homme.

Un délai de quinze ans pour développer un médicament

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Si le coût de la recherche est aussi élevé, c’est que la fabrication d’un médicament demande du temps et beaucoup de moyens. Le développement d’une seule molécule sous forme de médicament, entre l’enregistrement de son brevet et l’octroi de son autorisation de mise sur le marché par les divers organismes du médicament (en France, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé ou ANSM), nécessite près d’une quinzaine d’années de travail pour franchir toutes ces étapes. Ce qui laisse ensuite cinq ans au laboratoire pour faire des bénéfices avant que la molécule ne devienne générique. Pourtant, le chiffre d’affaires des laboratoires pharmaceutiques ne faiblit pas, au contraire. Les investissements en Recherche et Développement (R & D) sont considérables, se chiffrant en milliards d’euros, et les partenariats de recherche entre industries et académies se renforcent, que ce soit en Europe ou ailleurs. Malgré tout, la mer et ses dizaines de milliers de substances, candidates potentielles à soigner l’humain, ne nous fournissent que peu de médicaments. Pourquoi donc ?

L’avènement du biomédicament

La chimie des substances naturelles existe depuis près de deux cents ans, depuis la découverte des premiers alcaloïdes comme la morphine par Sertürner et Courtois, également découvreur de l’iode. Aujourd’hui encore, les chercheurs continuent de collecter à travers le monde diverses espèces de plantes, de champignons, d’insectes ou d’éponges marines. De retour au laboratoire, ils en extraient les principes actifs, caractérisent leur structure et les synthétisent. Pour se donner le plus de chance de trouver une molécule active, les chercheurs s’intéressent aux rôles de ces molécules dans leur écosystème, c’est ce qu’on appelle l’écologie chimique. Phéromones ou allomones, ces molécules ont probablement une fonction pour l’organisme émetteur et/ou receveur : communication, attaque ou défense ? Elles représentent une source extraordinaire d’inspiration pour l’élaboration de nouveaux médicaments. Mais ce temps-là est peut-être révolu. En effet, le domaine de la santé vit une véritable mutation et s’oriente davantage vers une médecine personnalisée, plus efficace, plus ciblée, avec moins d’effets secondaires. Thérapie protéique, thérapie cellulaire, thérapie génique : notre arsenal thérapeutique évolue, et du coup, nos petites molécules marines ont un peu de mal à conserver leur place.

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Ainsi, près d’un tiers des nouveaux médicaments commercialisés (30 % en 2016) sont des biomédicaments, c’est-à-dire des médicaments produits par le vivant (bactéries, levures, lignées cellulaires animales ou végétales, etc.) dont le génome a été modifié. Au sein de bioréacteurs, ces organismes vivants sont maintenant capables de produire (synthétiser) diverses biomolécules, telles que l’insuline, des facteurs de croissance, des cytokines, des anticorps monoclonaux, etc. Les applications sont nombreuses, innovantes et prometteuses dans le traitement des cancers (oncologie), du diabète, des maladies auto-immunes ou neurodégénératives, des infections, sans oublier certaines maladies orphelines, pour lesquelles il n’existe jusqu’à présent aucun traitement.

Ce succès explique pourquoi de 2004 à 2014, le nombre total de biomédicaments commercialisés en France est passé de 90 à 174, soit 100 % d’augmentation en dix ans !

Il est vrai que les travaux de R & D de ces biomolécules ont un taux de succès supérieur aux molécules de synthèse avec un service médical rendu plus élevé et une mise sur le marché simplifiée accélérant leur accès aux patients. Devons-nous pour autant arrêter de chercher du côté de la mer ? Pas si sûr. Les biothérapies coûtent très cher. Parmi les médicaments les plus chers, le Zolgensma® (thérapie génique commercialisée aux États-Unis) a un coût estimé à plus de deux millions de dollars.

Face à ces géants, nos « petites » molécules naturelles marines ont encore de l’avenir. Prenons l’exemple de l’Halichondrine B, un polycétide isolé à la fin des années quatre-vingt à partir des éponges Halichondria okadaï et Lyssodendoryx sp.

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Cette molécule, présente à des taux extrêmement faibles, moins de 0,3 mg/kg d’éponge, a servi de modèle pour la conception de l’éribuline, le principe actif de l’Halaven®, commercialisé en 2011 dans le traitement du cancer du sein et également étudié dans plus de 70 essais cliniques, seul ou en association, dans le traitement d’autres types de cancer. Autre exemple, celui de la Dolastatine 10, un peptide isolé à la fin des années quatre-vingt à partir du lièvre de mer Dolabella auricularia. Ce peptide est rapidement entré en phase I et II d’essai clinique pour ses propriétés antitumorales. S’avérant finalement toxique, les recherches se sont orientées vers ses dérivés de synthèse, les auristatines, également anticancéreuses. En couplant ces molécules à un anticorps monoclonal dirigé contre des lymphomes, les chercheurs ont conçu en 2012 le bretuximab vedotin, dont le médicament Adcetris® est indiqué dans la récidive du lymphome Hodgkinien.

Ceci est un extrait du Dossier paru dans le numéro 290 Abonnez-vous

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